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COLLOQUES


Georges BATAILLE, DE L’HETEROGENE au SACRE
Georges BATAILLE, from « heterogeneity » to the sacred
Sans issue » : le sacré à l’âge de la société de consommation

Ross Anthony, Université de Londres


Dans cet article, nous souhaitons étudier quelles applications peuvent être faites de la théorie de « l’économie générale » de Bataille à l’ère contemporaine du capitalisme consumériste. Notre thèse est que le capitalisme consumériste propose une forme d’excès antithétique avec le maintien de toute forme de sacré. Pour illustrer cette idée, nous nous appuierons sur le roman de Bret Easton Ellis, American Psycho, car il relie de façon exemplaire les notions d’exubérance et d’aliénation dans le contexte capitaliste contemporain. Mais avant d’en voir les applications possibles au monde contemporain, il nous faut d’abord rappeler, dans ses grandes lignes, la théorie économique de Bataille.



Excès et sacré : La Part maudite

La Part maudite1 offre une vision économique qui s’oppose à la vision économique classique, ou si l’on veut « restreinte », en ce sens que pour les économistes, il s’agit d’utiliser des ressources nécessairement limitées de manière à maximiser la satisfaction des besoins matériels humains2. Bataille, lui, refuse de se concentrer uniquement sur le principe d’utilité ; il veut prendre en compte le jeu de la matière vivante en général. A partir de là, le problème qui se pose n’est plus celui du manque occasionné par la limitation des ressources mais celui d’une surabondance d’énergie qui est donc appelée à être dilapidée. Comme l’écrit Bataille :

J’insiste sur le fait qu’il n’y a pas généralement de croissance, mais seulement sous toutes les formes une luxueuse dilapidation d’énergie ! L’histoire de la vie sur la terre est principalement l’effet d’une folle exubérance : l’événement dominant est le développement du luxe, la production de formes de vie de plus en plus onéreuses.3

D’après lui, les sociétés humaines peuvent suivre deux voies possibles : soit elles acceptent ce principe général d’excès, soit elles le nient à travers la poursuite rigoureuse de l’économie restreinte. Bataille ne fait d’ailleurs pas mystère de son admiration pour le système « archaïque », un système économique ayant existé dans l’Europe du Moyen-Age, dans le Tibet féodal, dans le Nord-Ouest de l’Amérique ou en Méso-Amérique, c’est-à-dire un système dans lequel l’excès et la dépense occupent une place centrale. Les deux exemples de dépense qu’il développe le plus fréquemment sont les sacrifices humains aztèques et les potlatchs pratiqués par les Indiens d’Amérique du Nord. Les Aztèques auraient sacrifié environ 20 000 personnes par an à leurs dieux ; dans le potlatch, les chefs rivaux indiens détruisaient spectaculairement leurs biens dans le but d’accéder à un rang supérieur. L’érotisme, en tant que sexualité dépourvue de fin utile en ce qu’elle n’a pas la reproduction pour but, suppose que la sexualité soit réprimée puisque l’érotisme est transgression. Selon Bataille, l’érotisme est l’une des manifestations possibles de l’économie générale. La puissance érotique de la sexualité était plus importante au Moyen Age chrétien que dans le contexte actuel parce que les interdits pesant sur la sexualité en rendaient l’explosion plus violente. Foucault4 relie, quant à lui, le monde chrétien des corps pécheurs et déchus aux débauches d’érotisme qui se donnaient libre cours durant les sabbats des sorcières, les cultes rendus au diable, les carnavals et les flagellations.

Dans l’œuvre de Bataille, il est très clair que toutes les formes de dépense improductive sont étroitement liées à la notion de sacré, le sacré désignant cet autre qui ravit à soi, qui plonge dans l’extase et fait sortir de soi, qui dépasse la dimension ordinaire et familière de la vie délimitée par la sphère du profane. Les exemples qu’il donne de dons spectaculaires, de guerres, de passions et de sacrifices humains sont tous autant d’illustrations de cette puissance en acte. Celle-ci se trouve à la fois au delà et en deçà de la vie quotidienne, c’est-à-dire que dans la structure sociale, ceux qui participent à l’effervescence du sacré forment toujours une minorité restreinte ; il s’agit des êtres d’exception tels que les rois, les pharaons, les sorciers-guérisseurs, les poètes mais aussi les fous et les parias de la société, autrement dit, de toute cette partie de la population que Bataille range dans la catégorie de l’« hétérogène ». Par le terme d’hétérogène, Bataille désigne toute forme d’altérité, tout ce qui échappe aux principes d’économie utile, de travail et d’économie restreinte. L’accumulation, le calcul en vue de l’avenir, le travail sont, quant à eux, rangés dans la catégorie de l’« homogène ».

D’après Bataille, la fin de l’ère archaïque se situerait au XVIe siècle, lorsque la société européenne, à travers l’essor du protestantisme, évolue dans le sens d’une restriction de l’économie générale. En suivant l’argumentation de Max Weber, Bataille défend l’idée selon laquelle l’accumulation capitaliste est née de la condamnation du gaspillage au profit des valeurs de sobriété et d’économie prônées par le protestantisme, valeurs qui ont entraîné la disparition de la pratique de la dépense improductive et du monde de l’exubérance. Avec le triomphe du capitalisme industriel – c’est l’analyse marxiste que Bataille suit à présent – les choses se seraient aggravées encore davantage. L’excédent qui était jadis gaspillé au cours de rituels spectaculaires doit désormais être immédiatement réinvesti afin de permettre le maintien d’une production ad infinitum. Cette nouvelle forme d’éthique du travail détruit le domaine sacré qu’est l’érotisme puisque non seulement le travail consomme toute l’énergie qui pouvait autrefois être consacrée à l’activité sexuelle, mais en plus, le sexe peut désormais être utilisé comme instrument de mesure scientifique. La sexualité se voit désormais réduite à l’homogène, au « monde des choses » pour reprendre l’expression de Bataille.


Le capitaliste consumériste

A l’époque où il est mort, en 1962, Bataille avait une vision très noire du monde moderne. Le capitalisme réinvestissait toute forme d’excès dans le travail, tandis que le communisme n’offrait que l’éradication de la différence souveraine pour alternative. En bref, le monde moderne semblait ne pouvoir laisser aucune place possible à une quelconque forme de sacré. Or, c’est précisément dans les années 1970 qu’une nouvelle forme de capitalisme prenait son essor, le capitalisme consumériste, un capitalisme où la décadence, l’exubérance, le gaspillage, la violence et le sexe devaient tous s’arracher à un système qu’il avait tant méprisé.

Certains sociologues ont mis en valeur des phénomènes pouvant être interprétés comme autant de ré-émergences de ce que Bataille appelait l’excès. Daniel Bell, par exemple, affirmait que l’éthique protestante avait été éradiquée par une société obsédée par la dépense et la consommation des biens5. Ce changement représentait à ses yeux une véritable remise en question du principe de frugalité et de contrôle des désirs puisqu’il transformait les produits de luxe en produits de consommation courante. Jean-Joseph Goux, qui s’est quant à lui inspiré de Wealth and Poverty de Gilder (1981), considérait que les notions batailliennes de dépense improductive et de chance était réapparues grâce au développement du marché financier. Etant donné qu’on peut déterminer un rendu sur la part de ce qui est investi, on peut dire que le capitalisme repose en partie sur la chance, le hasard. Le trader se met ainsi, à cause des énormes quantités d’argent qu’il risque, à incarner une sorte de figure héroïque, quasiment sacrée, une image que les médias ont su mettre en scène dans des productions telles que le film Wall Street (1987) ou le livre The Money Culture (1992).

Baudrillard évoque la figure du « héros de la consommation » qui aurait supplanté celle du « héros de la production », figure modèle de la génération précédente. Ces chevaliers des temps capitalistes, de la même manière que les Indiens d’Amérique lors de leurs potlatchs, cherchaient à se surpasser les uns les autres à travers une compétition dans la dépense et l’ostentation des possessions. Il écrit ainsi :

c’est toujours leur vie par excès et la virtualité de monstrueuses dépenses qui est exaltée en eux. Leur qualité surhumaine, c’est leur parfum de potlatch. Ainsi remplissent-ils une fonction sociale bien précise : celle de la dépense somptuaire, inutile, démesurée. Ils remplissent cette fonction par procuration, pour tout le corps social, tels les rois, les héros, les prêtres ou les grands parvenus des époques antérieures.6

On a aussi dit que l’érotisme de Bataille était réapparu dans les années 1960-70 en référence à la célébration ouverte de la sexualité et parfois même de la violence. Le mouvement de libération sexuelle, qui s’appuie sur une philosophie du rejet des normes sociales, a multiplié les romans célébrant l’accès au bonheur par la voie d’une sexualité satisfaite (citons The Joy of Sex (1979) d’Alex Comfort et Kinflicks (1976) de Lisa Alther, par exemple). Quant aux gigantesques bénéfices que dégage chaque année l’industrie du film pornographique, ils semblent participer d’un retour à l’économie générale. Même au sein des milieux intellectuels, les artistes les plus avant-gardistes semblent avoir en commun une fascination grandissante pour tout ce que l’ensemble de la société taxe normalement d’obscène ou d’immoral. On peut retrouver, par exemple, des préoccupations pour les perversions sexuelles, la violence et la cruauté dans le travail de l’« actionniste » Herman Nitsch ou dans les romans de William Burroughs.


Mais est-ce que l’excès capitalistique est hétérogène ?

Ainsi présenté, le capitalisme consumériste semble illustrer la dépense improductive dont parlait Bataille. Il nous faut pourtant rappeler qu’il ne concevait cet excès qu’au sein d’une minorité, d’une portion hétérogène de la population. C’est cette marginalisation qui donnait à l’exubérance son sens sacré. Or, dans le contexte de la société consumériste, l’excès, que ce soit sous sa forme économique ou érotique, ne semble plus du tout réservé aux happy few, il est au contraire mis à la portée du plus grand nombre. Dès lors, est-il possible pour une société qui démocratise, qui généralise, ou pour le dire autrement, qui homogénéise l’excès d’en préserver le caractère hétérogène ? En revenant sur les théories précédemment évoquées selon lesquelles nous nous trouverions aujourd’hui face à un retour de l’exubérance dilapidatrice, nous remarquons que ces sociologues ont également en commun de constater que la disparition du sacré est le prix à payer pour que le luxe soit à la portée du plus grand nombre. En reprenant la notion de Gilder du trader héroïque, Goux note :

C’est précisément au moment où l’entrepreneur se prend pour le plus grand génie artistique, au moment où la stratégie avant-gardiste de l’innovation à tout prix devient le paradigme de la pratique économique dominante que l’avant-garde artistique perd nécessairement sa différence, sa marginalité, sa valeur déviante. Les avant-gardes esthétiques ont gagné. C’est ce qui les paralyse tant.7

L’entrepreneur est donc dépossédé de sa valeur déviante parce que le grand nombre a désormais accès à ce qui était auparavant considéré comme « luxueux » et « excessif ». Baudrillard va dans le même sens lorsqu’il écrit :

La différence essentielle est que dans notre système actuel cette dilapidation spectaculaire n’a plus la signification symbolique et collective déterminante qu’elle pouvait prendre dans la fête et le potlatch primitifs. Cette consommation prestigieuse s’est, elle aussi, « personnalisée » et mass-médiatisée.8

Goux pense que la disparition du sacré au cours de l’évolution de l’histoire s’est faite avec le déploiement des principes démocratiques et l’abolition des pouvoirs centralisés. Dans les sociétés archaïques, les dilapidations luxueuses étaient le privilège de quelques très rares individus qui utilisaient ce privilège comme outil d’une ostentation qui devait entretenir la fascination des masses misérables. Cette division entre l’homogène et l’hétérogène permettait qu’une aura quasi-magique existe autour de l’individu sacré, aura que les dirigeants des sociétés contemporaines ne détiennent plus du tout.

D’une manière comparable, la sexualité a perdu tout le mystère qui faisait autrefois son prestige, elle s’est totalement banalisée dans le contexte de la société post-moderne que nous connaissons. Si l’érotisme de Bataille se nourrissait de la possibilité de transgresser les interdits dans l’angoisse, la sexualité contemporaine, comme le dit Heath : « a été traînée en place publique où l’abondance des représentations, des images, des discours et des descriptions détaillées en ont fait la définition du nouveau mode de conformité »9. Accommodée à toutes les modes, la sexualité se prête à présent à toutes les utilisations médiatiques (publicité, télévision, films d’horreur, sites internet…) où le « porno » tient une place de choix. Pour Seltzer, la pornographie est ce qui rend publiquement visible le désir dans sa dimension la plus privée10. D’après cette définition, on peut donc situer la pornographie à l’exact opposé de l’érotisme défini par Bataille, un érotisme dissimulé derrière un voile de ténèbres, que le secret et l’interdit rendent divin. La pornographie, au contraire, abolit le secret, fait disparaître ce voile qui délimite la frontière entre sacré et profane et exhibe ce qui n’est habituellement pas visible pour l’œil. L’absence du sacré a également été relevée par Sontag qui observe que la pornographie « dédaigne les personnes et se focalise exclusivement sur les transactions immotivées, inlassables et dépersonnalisées des organes »11. La médiatisation de la sexualité, dont la pornographie n’est que l’une des manifestations, trahit la désacralisation dont elle est responsable.


American Psycho

L’unique excès dont fasse preuve le monde capitaliste est celui de la désacralisation, ce que met très bien en scène le roman American Psycho de Bret Easton Ellis12. C’est l’histoire d’un agent de change psychopathe des années 1980 qui, à travers les excès du consumérisme et de la sexualité la plus violente, cherche à accéder à une forme de sacré. Cependant, le consumérisme du milieu dans lequel Patrick Bateman évolue est si extrême qu’il lui est impossible de se distinguer du reste de la société par ses dilapidations luxueuses. L’humour noir d’Ellis et les outrances grand-guignolesques de l’intrigue fournissent une représentation intéressante du sort qui est fait à l’économie générale de Bataille à l’ère du consumérisme intégral.

On peut identifier des pratiques de dilapidation exubérante dans le roman, comme lorsque le héros fait étalage de ses signes extérieurs de richesse dans le but de dominer ses collègues et ses amis. Néanmoins, d’une façon qui donne raison à Baudrillard, étant donné que tous les autres personnages font étalage de la même ostentation, la richesse et le luxe, loin de les distinguer les uns des autres, les rend au contraire interchangeables. Non seulement leurs niveaux de richesse s’équivalent quantitativement, mais les critères qualitatifs d’après lesquels ils s’évaluent les uns les autres les amènent à arborer des vêtements conçus par les mêmes créateurs car il leur faut être à la pointe de la mode. Chaque détail vestimentaire est minutieusement décrit avec une précision relevant de l’obsession :

[Scott Montgomery porte] un blazer croisé bleu marine à boutons en imitation écaille de tortue, une chemise de coton froissé à rayures avec des surpiqûres rouges, une cravate de chez Hugo Boss avec un imprimé feu d’artifice bleu, rouge et blanc, et un pantalon Lazlo en laine prune à quatre pinces et poches à soufflets.13

L’extrême attention portée aux détails de l’habillement de chaque personnage se développe ad nauseam à travers le texte et tend à oblitérer plutôt qu’à singulariser les personnages, comme c’est normalement le cas dans le roman naturaliste. En découlent les difficultés croissantes que rencontre le narrateur pour reconnaître ses amis ou se rappeler leurs noms. Ellis traite le thème de telle manière que l’ostentation du luxe évoque l’aliénation plus que l’intimité. L’un des passages du livre met en scène un véritable potlatch auquel se livrent Patrick et ses amis en se montrant leurs cartes de visite pour déterminer qui possède la nuance de blanc la plus subtile, entre le ton « Coquille d’œuf », le ton « Os » ou le « fond pâle nimbé de blanc ». Ce dernier est décrit comme une « teinte subtile de blanc cassé à la texture élégante »14 et remporte la compétition en laissant tous ses rivaux médusés. La scène qui donne une tonalité épique à une joute portant sur un objet aussi banal qu’un carton blanc est en ce sens caractéristique de la manière dont l’auteur tourne en dérision la notion de rang auquel donnent accès les dilapidations ostentatoires. En procédant à une parodie des potlatchs des Indiens d’Amérique, Ellis suggère l’expulsion définitive du sacré hors de ce monde rongé par le consumérisme.

Insatisfait, le héros passe alors rapidement de la consommation des signes extérieurs de richesse à la consommation sexuelle afin de s’évader d’un monde intégralement homogénéisé. Au début, ce changement semble porter ses fruits, il existe quelques passages du texte qui évoquent des moments d’extase, mais au bout du compte, étant amené à pratiquer une surenchère dans ce domaine aussi, la cruauté et l’horreur ne tardent pas à s’allier aux pratiques sexuelles de Patrick, ce qui aboutit finalement à le replonger dans la répétition et l’ennui de la consommation des biens en série. On pourrait penser aux fictions du marquis de Sade, l’un des écrivains préférés de Bataille. En réalité, du point de vue du sens, nous nous trouvons à l’exacte antithèse de ce que Sade voulait faire. Alors que les personnages sadiens sont capables de jouir durant des milliers de pages, les aventures libertines de Bateman sont, elles, marquées par une remarquable absence de jouissance. Cela transparaît dans l’utilisation que fait Ellis d’un style dont la monotonie rappelle celle des romans pornographiques. Lorsque Patrick décide de faire l’amour à deux femmes, avant de les assassiner, il décrit la scène par ces mots : « Un silence arctique, glacial, indicible. Au-dessus de nos têtes, la lumière est froide, électrique […] Enfin, le sexe – un montage de film porno »15. Ici toute transgression par le sexe est rendue impossible, ce qui est accentué par l’éclairage violent dans lequel est plongée la pièce. Les scènes de ce type sont toujours éclairées à la lampe halogène, rien n’est laissé dans l’ombre, tout est visible, suggérant ainsi un monde où le désir est exhibé en place publique, où il n’est plus de secret et où tout est permis.

Quant aux meurtres en série, ils n’offrent pas davantage d’accès au sacré. Au moment où il est en train d’assassiner une jeune femme, Patrick pense : « Déjà, je sens que cette mort, une fois de plus, sera vaine, absurde, mais je suis habitué à l’horreur »16. A mesure que la fin du roman approche, les biens de consommation, les parties du corps humain et la sexualité fusionnent tous pour se retrouver sur le même plan, celui des choses, comme dans cet exemple :

Je porte un costume Joseph Abboud, une cravate Paul Stuart, des chaussures J. Crew, un gilet, je ne sais plus de qui, et je suis à genoux sur le sol à côté d’un cadavre, en train de manger goulûment le cerveau de la fille17

ou dans celui-ci :

Des choses en vrac, dans un coin de ma chambre : une paire de chaussures de femmes, Edward Susan Bennis Allen, une main à laquelle manquent le pouce et l’index, le dernier Vanity Fair18

On peut lire American Psycho comme une critique du consumérisme à l’ère du capitalisme. L’ironie veut que dans ce monde, qui prend le consommateur pour un dieu et qui offre la possibilité d’échapper au conformisme en lui donnant une abondance de choix, l’individu soit placé dans une forme d’homogénéité intégrale, domaine dont chacun cherche précisément à s’échapper. Dans ce monde parfaitement homogène, la jouissance est définitivement exclue. Et Bateman pense :

Signifier quelque chose : voilà ce qui est difficile pour moi, à quelque niveau que ce soit. Je suis un moi-même préfabriqué, je suis une aberration. Un être non-contingent. Ma personnalité est une ébauche informe.19

ou encore :

la pensée est vaine, le monde dépourvu de sens. Dieu ne vit pas. […] La surface, la surface, la surface, voilà ce dans quoi on trouve une signification.20

Il est à ce titre très révélateur que dans les dernières lignes du récit, le héros déchiffre au-dessus d’une porte l’inscription « SANS ISSUE »21. La formule semble ainsi à la fois résumer le propos d’Ellis et montrer comment la théorie de l’exubérance de Bataille s’applique à l’économie post-moderne. Dans un monde où l’excès est devenu la norme, le passage de la sphère homogène à celle du sacré n’est plus garanti.

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1 Œuvres Complètes VII et VIII, Paris, Gallimard, 1976.
2C. McConnell, Economics, Principles, Problems and Policies,New York, McGraw-Hill, 1987, p. 3.
3 « La Part maudite », OC VII, p. 39-40.
4 M. Foucault, « Préface à la transgression », Critique, n° 195-196, 1963, p. 751-769.
5D. Bell, The Cultural Contradictions of Capitalism, Londres, Basic Books, 1978.
6 J. Baudrillard, La Société de Consommation, Paris, Gallimard "idées", 1974, p. 53-54.
7 « It is precisely at the moment when the entrepreneur must think himself into the model of the most advanced artistic genius, at the moment when the avant- garde strategy of innovation at any price becomes the paradigm of dominant economic practice, that the artistic avant-garde necessarily loses its difference, its marginality, its deviance-value. The aesthetic avant-gardes have won. That is what paralyses them so seriously. », J.-J. Goux, « General Economics and Postmodern Capitalism », Yale French Studies, 1996, 78, p. 252.
8 J. Baudrillard, op. cit., p. 54.
9« [it] has been dragged into the public domain, where, the abundance of representations – images, discourses, iso standards ways of picturing and describing sex now makes it “the definition of a new mode of conformity”. » S. Heath, The Sexual Fix,Londres, Macmillan Press, 1984, p. 3.
10M. Seltzer, Serial Killers, Death and Life in America’s Wound Culture, Londres, Routledge, 1998, p. 90.
11« [it] disdains fully formed persons and reports only on the motiveless tireless transactions of depersonalized organs » S. Sontag, « The Pornographic Imagination », préface de Story of the Eye (G. Bataille), trad. J. Neugroschal, Londres, Penguin, 1982, p. 89.
12 Voir aussi F. Weldon, « An Honest American Psycho: Why we cant cope with Bret Easton Ellis’s new novel », The Guardian n°25, Avril 1991, p. 65-66. E. Young, « The Beast in the Jungle, The Figure in the Carpet: Bret Easton Ellis’s American Psycho », Shopping in Space : Essays on American “Blank Generation” Fiction,éd. G. Caveney et E. Young, New York, Serpent’s Tail, 1992.
13 B.E. Ellis, American Psycho, trad. A. Defossé, Paris, Salvy Editeur, 1992, p. 60.
14 Ibid., p. 63-64.
15 Ibid., p. 390.
16 Ibid., p. 423.
17 Ibid., p. 421.
18 Ibid., p. 442.
19 Ibid., p. 484.
20 Ibid., p. 482.
21 Ibid., p. 513.


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- Auteur : Ross Anthony, Université de Londres
- Titre : Sans issue » : le sacré à l’âge de la société de consommation
- Date de publication : 03-12-2010
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=22
- ISSN 2105-2816