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COLLOQUES


Georges BATAILLE, DE L’HETEROGENE au SACRE
Georges BATAILLE, from « heterogeneity » to the sacred
Du sacré contemporain : la valeur d’usage de Bataille pour la sociologie « après la méthode »

Paul Stronge, Goldsmiths College, Londres


Notre intention, en écrivant cet article, est d’explorer les aspects de la notion de sacré d’un point de vue sociologique. Il s’agit d’une tâche éminemment paradoxale puisque, comme nous le savons, Bataille est le théoricien du « non-savoir », de « l’informe » et de « l’impossible », c’est-à-dire de tout ce qui excède la science et la rationalité. Ses écrits sont marqués par une tension entre la « communication » et le « sens ». Dans la mesure où nous devons commencer par reconnaître l’inévitable échec de toute tentative pour réconcilier ces deux termes, la pensée de Bataille est, ainsi qu’il l’a indiqué de nombreuses fois, « abyssale ». Néanmoins, c’est précisément cette tension entre le sens et la communication qui continue à rendre compte de l’urgence et de l’utilité de l’œuvre de Bataille en tant que matériau pour le sociologue. Les mots « utilité » et « matériau » sont ici choisis par provocation ; nous devons, bien entendu, rester vigilants puisque la pensée de Bataille cherche inlassablement à saper toute notion d’utilité. Dans « La valeur d’usage de D.A.F. de Sade »1, Bataille fait appel, par-dessus la tête de ses camarades, à des lecteurs qui pourraient être les membres d’une confrérie qui n’existe pas encore car, écrit-il, pour entendre son message, ils devraient être « comparativement décomposés, devenus amorphes et même expulsés avec violence hors de toute forme »2.

Nous nous concentrerons sur deux articles de Bataille écrits pour le journal d’après-guerre Critique. Ces articles illustrent la dette de Bataille à l’égard d’Emile Durkheim, en particulier pour ce qui concerne le sacré (qui fonctionne en doublet avec la notion de profane) et son inaccessibilité pour toute investigation scientifique. Après avoir commenté ces articles, nous tâcherons de mettre en valeur certaines résonances entre les provocations de Bataille et les travaux sociologiques actuels sur la classification. Nous nous référerons au texte de Durkheim et Mauss dont Bataille semble s’être directement inspiré, avant de nous tourner vers une étude beaucoup plus récente : Sorting Things Out de Geoffrey Browker et Susan Leigh Star. Une critique de la méthode taxinomique telle qu’elle est utilisée en science ou dans la vie quotidienne nous permettra de mieux mesurer en quoi Bataille peut et doit encore nous faire réfléchir aujourd’hui, dans un monde de plus en plus chaotique et complexe. Nous proposerons finalement deux exemples qui montrent en quoi la question du sacré reste encore d’actualité. Notre premier exemple est tiré du discours politique sur la « glorification de la terreur » ; le second provient de notre propre domaine de recherche, la politique de la santé mentale. Dans les deux cas, la notion de sacré de Bataille permet de remettre en question toute classification cherchant à imposer ou à maintenir des systèmes clos en rappelant l’irréductible « hétérogénéité » du réel que ceux-ci cherchent à saisir.


Les articles de Critique

Le premier article, « Le sens moral de la sociologie »3, date de juin 1946. Il s’agit du compte-rendu d’un livre de Jules Monnerot, Les faits sociaux ne sont pas des choses. L’article commence par rappeler la trajectoire d’avant-guerre de la vie intellectuelle en France. Bataille y a lui-même joué un rôle décisif. Il a fait en sorte que l’on reconnaisse le social comme source de créativité. Tout en étant inextricablement impliqués dans la critique marxiste de l’ordre social existant, ceux qui étaient pris dans ce mouvement s’inspirèrent également de la tradition sociologique et ethnographique de Durkheim et de Mauss. « L’intérêt pour les mythes et les diverses activités religieuses des peuples exotiques attira l’attention sur la précellence de la création collective sur l’individuelle, par là sur la sociologie et l’ethnographie », écrit Bataille4. De plus, il remarque que cette orientation masque un conflit inhérent entre « la fièvre poétique » du surréalisme à ses débuts, et ce qu’il appelle « le besoin de rigueur et l’honnêteté intellectuelle »5 exigés par la science.

Même quand il instaure cette opposition entre la science rationnelle et l’attrait efficace du sacré, Bataille, de manière tout à fait caractéristique, procède à une problématisation de la question. Il affirme que la méta-catégorie hétérogène du sacré est différente du reste de la terminologie sociologique en ce qu’elle n’est pas directement réductible à une catégorie ou à une méthode scientifique. Elle n’est pas « principalement déterminée du dehors (ainsi par une observation de l’ethnologue semblable à celle du biologiste guettant l’insecte), mais de façon générale du dedans et du dehors, quand il s’agit de réactions que nous-mêmes vivons »6. En d’autres termes, il existe un « glissement » de l’homogène, du monde commensurable de la science, vers un élément sacré, inassimilable et subversif, dans l’expérience vécue.

Bataille reprend la distinction que Monnerot a empruntée à Tönnies entre deux types fondamentaux de groupements humains, la communauté d’appartenance (Gemeinschaft) et la société contractuelle (Gesellschaft). Tandis que cette dernière se réfère à l’ubiquité de l’échange, à la tendance universelle des sociétés développées à se réduire à l’homogénéité où « chaque chose et chaque être ont reçu leur mesure »7 ; la première, bien qu’originellement fondée par « ce qui est de nature sacré », se corrode et se dissout irrémédiablement. Par exemple, quelqu’un naît français ou catholique, le choix n’est pas intervenu dans ce cas. Mais cela n’épuise pas les possibilités de la communauté. A l’appartenance de fait, Bataille oppose l’idée d’une « communauté seconde », régénérée, effervescente et spontanée. Il prend l’exemple de la communauté nietzschéenne de ces « grands individus […] chassés de toutes les patries, de tous les pays des pères et des aïeux »8, qui transcendent les frontières et les limites institutionnalisées.

Bataille reproche cependant à Monnerot de ne pas suivre toutes les implications que la théorie de la religion de Durkheim comporte. Si la société est (i) quelque chose de différent de la somme de ses parties et (ii) fondée sur un lien affectif associé à la religion et au sacré, la totalité des jeux de forces (attractives et répulsives), qui constituent l’unité sociale, doit être prise en compte. C’est ce qui différencie la société en tant qu’ensemble de la foule formée uniquement par des inter-attractions. « La conscience de cette différence radicale […] [introduit] dans l’histoire une possibilité neuve »9. Incidemment, nous pensons qu’il est possible de faire le lien entre cette théorie de la société et certaines théories de la complexité, des notions d’« ordre dans le chaos » que Bataille ne connaissait pas mais qui, déjà à son époque, commençaient à être importées des sciences naturelles vers les sciences sociales. Bataille sous-entend que la conscience dont il parle est précisément ce que la sociologie, une science, est incapable d’appréhender parce qu’elle est toujours obligée de nier ou d’exclure l’élément affectif sur lequel elle repose.

Cette idée devient plus explicite dans un article de 1951, « La guerre et la philosophie du sacré »10, compte-rendu de L’Homme et le Sacré du collaborateur de Bataille au Collège de Sociologie, Roger Caillois. Le travail de Caillois – tel qu’il est présenté par Bataille – définit le sacré comme ce qui « n’intéresse plus que l’âme » ; il désigne « ce à quoi chacun voue le meilleur de lui-même, ce qu’il vénère, ce à quoi il sacrifierait au besoin sa vie »11. Bataille commence son compte-rendu en évoquant les problèmes qui se posent quand la méthode sociologique cherche à aborder le sacré :

Ce que nous dénommons sacré ne peut être réservé aux sociologues et pourtant, dans notre monde civilisé, désormais, il est devenu discutable d’employer le mot, si nous ne renvoyons pas à la sociologie.12

La science procède par abstraction et séparation, or le sacré est l’exact opposé de tout objet abstrait, il se rapporte à ce « monde de communication ou de contagion, où rien n’est séparé, où justement l’effort est nécessaire pour s’opposer à la fusion indéfinie »13. Le sacré ne peut pas être abordé à distance. Bataille évoque l’exemple du corps d’un enfant sur une table de dissection – pour le scientifique « c’est un objet anatomique, offert à l’observation savante » ; pour la mère de l’enfant « ce qui est en cause est la totalité de l’être ».

Bataille détermine le moment où une reconnaissance de l’ubiquité et de l’intime pouvoir du sacré sape nécessairement l’effort abstrait de toute science pour l’aborder. Le sacré « ne peut être seulement ce dont il est question comme d’un objet, auquel je ne serais moins étranger qu’à ces lames de parquet, si indifférentes ». Pourtant

Le sacré […] est donné comme un objet qui toujours importe au sujet intimement : l’objet et le sujet […] sont toujours donnés comme se compénétrant, ou s’excluant (dans la résistance au grand danger de la compénétration), mais toujours, dans l’association ou l’opposition, se complétant. Et sans nul doute je ne puis me retirer personnellement, tirer mon épingle du jeu.14

La sorte de neutralité désintéressée, objective, à laquelle – pour Bataille, du moins – la science et la sociologie aspirent sert à « altérer le sens de ce qu’elle révèle ». La puissance du sacré est neutralisée : « pour avoir objectivement défini le sacré, nous ne pouvons plus, désormais, passer de cette connaissance de dehors à l’expérience intime »15. De cette façon, nous sacrifions « la proie pour l’ombre », nous expérimentons une forme de nostalgie.

La trajectoire intellectuelle suivie par Caillois donne un parfait exemple de ce processus. L’Homme et le sacré, affirme Bataille, « est d’abord le travail d’un sociologue »16, ce qui, pour lui, signifie qu’il est borné, restreint « du fait qu’il s’est lié à l’objectivité ». Caillois aurait réservé « la part de la totalité »17 en s’engageant dans le surréalisme et dans le Collège de sociologie, mais Bataille oppose le Caillois sociologue au Caillois écrivain, « moraliste », auteur de Babel et du Rocher de Sisyphe.

Jusqu’ici, nous avons essayé de montrer l’incompatibilité majeure posée par Bataille entre le sacré comme expérience et les tentatives de la science pour saisir cette expérience. L’une de ses contributions les plus importantes suggère aussi que, en excédant les limites de la science, le sacré en exhibe les limites. Cette idée se retrouve dans les écrits de nombreux penseurs ultérieurs : citons « la pensée de l’extérieur » qui a tant fasciné Michel Foucault et la notion de « différance » forgée par Jacques Derrida. Dans son essai « De l’économie restreinte à l’économie générale, un hégélianisme sans réserve », Derrida écrit qu’avec Bataille « le mot de science subit […] une altération radicale, tremble, sans rien perdre de ses normes propres, par la seule mise en rapport avec un non-savoir absolu. »18


Classification 1 : Durkheim et Mauss

Pour Durkheim, dans un passage souvent cité du début des Formes élémentaires de la vie religieuse, la division sacré-profane est fondamentale, universelle :

Il n’existe pas dans l’histoire de la pensée humaine un autre exemple de deux catégories de choses aussi profondément différenciées, aussi radicalement opposés l’une à l’autre […] le sacré et le profane ont toujours et partout été conçus par l’esprit humaine comme des genres séparés, comme deux mondes entre lesquels il n’y a rien de commun.19

Il n’est pas d’entité qui soit définitivement fixée d’un côté ou de l’autre de cette division, toute chose peut passer d’un « monde » à l’autre et vice versa. Cette division se trouve au fondement de toute « religion », c’est « un système solidaire de croyances et de pratiques »20. Elle fonde la force collective qui permet à la communauté de se former et d’être plus que la simple addition de ses parties.

Dans les Formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim ne néglige pas les notions de négativité, de violence, de contagion et de transgression qui se trouvent au cœur de la pratique religieuse. En parlant de « l’effervescence » qui caractérise les cérémoniels aborigènes, il met en valeur l’absence de contrainte et la « violente surexcitation de toute la vie physique et mentale »21. Loin donc d’ignorer la société réelle, la religion en reflète tous les aspects, même les plus repoussants. Ces éléments ont bien entendu nourri la pensée de Bataille, qui s’est orientée vers cette exploration obsessionnelle de l’horreur et de l’excès, du bas et de l’excrémentiel.

La distinction sacré-profane de Durkheim a été depuis lors vivement contestée, Mauss a fait partie des premiers à le faire, et nous ne pouvons ici guère développer cet aspect. En outre, nous ne voulons pas avoir l’air d’ignorer que la définition de la « science » a également bien évolué depuis l’époque de Bataille. Nous avons simplement cherché ici à souligner les potentialités de cette hypothèse dans la mesure où elle réclame que la dimension purement rationnelle du phénomène social ne soit pas la seule à être interrogée. En l’occurrence, la relecture d’un essai fondateur écrit par Durkheim en collaboration avec Mauss et publié en 1903 peut se révéler très utile. Il s’agit de « De quelques formes primitives de classification »22, article qui commence par postuler que la hiérarchie des concepts à la base de toute pensée logique et scientifique n’est pas un donné, que l’esprit humain s’est développé à partir d’un état d’indistinction, « un flot continu de représentations qui se perdent les unes dans les autres »23. De cette indétermination primordiale, « la classification des choses reproduit cette classification des hommes »24. Ainsi tout savoir scientifique dérive-t-il de la structuration des relations sociales. « Ce sont donc des états de l'âme collective qui ont donné naissance à ces groupements, et, de plus, ces états sont manifestement affectifs. »25 Rappelons également cette citation : « Car pour que des notions puissent ainsi se disposer systématiquement pour des raisons de sentiment, il faut qu'elles ne soient pas des idées pures, mais qu’elles soient elles-mêmes oeuvre de sentiment. »26

La conclusion de « De quelques formes primitives de classifications » va même encore plus loin. Les émotions, les collectives en particulier, sont présentées comme fluides et inconsistantes. Elles s’opposent aux notions de « classe » et de « concept » comme déterminations fixes des choses aux limites précisément marquées. Les limites établies par les catégories et les concepts sont toujours sapées, mises à mal et finalement détruites par l’affectivité. En outre, ainsi que le remarquent Durkheim et Mauss, c’est dans la nature de l’émotion collective de défier « l’examen critique et raisonné »27. Tout jugement individuel est contraint par le « groupe », c’est-à-dire par la société. Il est impossible pour n’importe quel investigateur de retrouver précisément les changements qui arrivent constamment dans les classifications et autres schémas scientifiques. Nous sommes revenus – me semble-t-il – à la lecture de Bataille par Derrida : « le mot de science subit alors une altération radicale, tremble, sans rien perdre de ses normes propres, par la seule mise en rapport avec un non-savoir absolu. »28


Classification 2 : Bowker et Star

Passer abruptement des travaux de Durkheim et de Mauss à la sociologie de la science contemporaine est un jeu dangereux. Cela implique inévitablement un dénigrement réducteur de la dynamique du sacré, tel qu’il a été élaboré par Durkheim et exploité par Bataille ; il peut servir à animer et à transformer les approches sociologiques contemporaines. Beaucoup ont réanimé et subverti le travail de Durkheim et de Mauss de la même manière que Bataille et les autres membres du Collège de sociologie.

Dans Sorting Things Out29, Bowker et Star mettent en valeur trois aspects majeurs du travail fait par les systèmes de classification dans la modernité. Ces aspects, qui se superposent et se brouillent souvent en pratique, peuvent ainsi être résumés. Avec le temps, les catégories sont rendues invisibles et maintenues comme telles, déréalisées et comme rendues à la vie, par les systèmes de classification. Les schémas de classification et les infrastructures sont inévitablement liés avec des pratiques d’omissions sélectives, par lesquelles un passé essentiellement indéterminé est continuellement réinventé. Certains aspects sont privilégiés, d’autres passés sous silence. Penser en dehors du schéma devient problématique sinon impossible.

Les systèmes de classification et les standards font partie d’un plus large environnement informationnel et, en tant que tels, ils relaient l’idéologie qui leur donne naissance. Les classifications et les codifications « software » peuvent de cette manière être considérées comme des discours politiques organisationnels gelés, reflétant et contribuant simultanément aux paradigmes dominants de la pensée.

Les schémas de classification reflètent profondément les buts moraux, éthiques et politiques poursuivis par leur auteur. Pour Bowker et Star, chaque catégorie impose inévitablement un choix éthique dangereux en tant que tel30. Ils le montrent dans ce qu’ils appellent le « torquing » (étranglement) conceptuel. L’image évoquée est celle du torque, collier constitué d’un ou de plusieurs fils entrelacés destiné à la strangulation. Individuellement ou collectivement, nous devenons ce pour quoi nous avons été classifiés et l’existence devient une inter-négociation constante entre typologie et expérience nue.

Si nous associons cela avec ce que Bataille dit du sacré, c’est pour donner plus de détails sur les rapports entre l’économie restreinte instituée par la science et l’hétérogénéité qui, pour Bataille comme pour Durkheim et Mauss, nous échappe au moment-même où, par la science, nous cherchons à l’interroger. Premièrement, l’incessante activité à la fois constructrice et destructrice de la classification, de l’abstraction scientifique, opère journellement des actes de séparation qui rendent le sacré invisible et inaccessible. Deuxièmement, cet aspect de l’activité scientifique relève de la production, de la structure, du travail, c’est-à-dire de l’exact opposé de cette dépense prodigieuse, ce « potlatch sans compensation » évoqué par Bataille au nom de l’économie générale. Nous sommes donc réduits par la classification. Troisièmement, l’individu est pris dans l’homogénéité impliquée par le torque, à moins que, comme le fou ou le poète, ou comme la « troisième catégorie » de Bataille, la communauté élective nietzschéenne, il jette au loin les scories d’une classification externe a priori impliquée par la notion conventionnelle de lien social.


Applications

En quoi tout cela importe-t-il à ceux d’entre nous qui suivent les pas de Monnerot et de Caillois sur la route « périlleuse »31 de l’investigation sociologique ? La réflexion de Bataille dans « La guerre et la philosophie du sacré » est instructive :

parlant du sacré, je dois m’apercevoir, le faisant, que je suis encore du côté du profane. Je voudrais en sortir, c’est vrai, je conteste le droit de parler du sacré comme les sociologues le font, exclusivement comme s’il était le premier venu des objets de science. Condamné à l’équivoque il me faut en sortir néanmoins.32

Nous ayant averti de cette ambiguïté, Bataille affronte les impasses de pensée caractéristiques de son écriture.

À ce moment, je saisis à quel point il m’est difficile de le faire. Si je parle en effet du sacré comme tel, autant que faire se peut, évitant de le déguiser, de le transformer d’abord en profane, je tombe sous le coup d’un interdit plus grave. Je ne puis l’ignorer. Mais j’en viens au moment de rompre.33

Cette citation souligne ce que nous voulions dire au début de cet exposé, quand nous écrivions que lire Bataille et le prendre au sérieux mènent invariablement à l’abîme. La vanité de toute tentative d’objectivité s’exhibe devant nous. Pourtant, dans le cadre de l’espace rhétorique dans lequel il opère, Bataille toujours s’offre et maintient une place partiale – un bivouac précaire, si l’on veut – au bord de la falaise. A propos de L’Homme et le Sacré, le texte de Caillois, sociologue du sacré, il dit que c’« est peut-être le meilleur que l’on aurait pu espérer »34. Se confronter à l’impossibilité de saisir l’essence du sacré peut nous offrir la meilleure – ou du moins la moins mauvaise – occasion d’une réflexion descriptive.

A l’heure où nous écrivons cet article, un nouveau décret contre le terrorisme vient d’être voté par le parlement britannique. Dans son effort pour constituer une déclaration d’engagement, le gouvernement a persisté dans son intention de considérer comme criminelle toute déclaration qui « glorifierait la commande ou la préparation » d’actes terroristes. Notre but n’est pas de nous engager dans la polémique que ce décret a déclenchée. Nous souhaitons seulement souligner le terme « glorifier », qui évoque le registre du sacré dont Bataille et Durkheim ont parlé et qui nous rappelle son inhérente indécidabilité.

L’introduction du verbe glorifier intensifie le fait que ce que la classification tente de saisir (dans ce cas, à travers la codification légale) est un mode de la pensée et de l’être, de « la totalité de l’être » comme aurait dit Bataille, qui excède inévitablement toute classification. Scientifiquement, il est impossible de déterminer ce qui est relève de la « glorification » ; c’est un fait qui, à lui seul, pourrait donner raison à tous les détracteurs de ce projet de loi. D’un autre côté, lorsque Tony Blair a déclaré au parlement que le mot glorification était un mot connu par le public et que les jurés comprendraient, il avait raison, du point de vue de l’intuition. Il nous semble avoir ici affaire à un exemple de notre vie contemporaine où la distinction sacré-profane de Bataille se montre nécessaire.

Dans le domaine de la santé mentale, domaine auquel nous consacrons habituellement nos recherches, de nombreux systèmes programmatiques et classificatoires, des nosologies et des schémas diagnostiques se sont multipliés et ont proliféré à travers les siècles. Ils continuent à donner forme à des processus complexes, hautement contestés et souvent nocifs, dont résulte une multiplicité de pathologies subjectives et objectives. Ici aussi, l’évocation du sacré de Bataille comme monde de la communication et de la contagion dérange profondément toute approche systématique.

Les « colonies de fous » répandues un peu partout en Europe, à Geel en Belgique par exemple, à propos desquelles on possède une abondante information, représentent depuis des décennies ce qu’on peut considérer comme les précurseurs d’un modèle de communauté, des siècles avant qu’apparaissent les politiques de dés-institutionnalisation. Les personnes souffrant de désordre mental chronique, autrefois enfermées dans des asiles, sont envoyées dans des familles d’adoption qui, pour une allocation octroyée par l’Etat, leur donnent un logement en tant qu’« invités » pendant une durée plus ou moins longue. En étudiant ces institutions35, on a remarqué l’omniprésence de croyances associant la folie à la pollution ou à la contagion. Même dans les années 1970, si l’on prend l’exemple de la colonie française d’Ainay-le-Château, les hôtes maintenaient rigoureusement une discipline consistant à éviter d’utiliser les ustensiles qui avaient été touchés par les « invités ». Ceux-ci étaient lavés et rangés séparément, avec une attention méticuleuse, obsessionnelle, quasi « religieuse ». A Ainay-le-Château aussi bien qu’à Geel, toute idée d’un rapport sexuel avec les « invités » était considérée comme potentiellement catastrophique. Peut-être ne devrions-nous pas nous en étonner. Aujourd’hui en Grande-Bretagne, on continue à entendre poindre dans le discours ambiant les thèmes d’une contagion possible de la folie ou du handicap mental.

Nos recherches actuelles se concentrent sur le vaste éventail d’ontologies auxquelles ont recours les professionnels des maladies mentales. Non pas qu’ils adhèrent délibérément aux notions archaïques de contagion, mais la réflexion de Bataille offre une grille de lecture où les affects et le sacré se trouvent au fondement de comportements rationnels ou quasi-rationnels.

Dans cet article, à la suite de Bataille, nous avons essayé de suggérer que nos tentatives de confrontation à la difficulté de saisir la dimension du sacré demeurent, dans la mesure où nous restons inextricablement et inévitablement dans le registre profane, fatalement condamnées à l’incomplétude, à l’impossibilité, à une forme de rupture. Lorsque nous cherchons à expliquer l’inexplicable, nous nous balançons au-dessus de l’abîme, simultanément attirés et repoussés, sur le point de faire l’expérience, sans toutefois s’y soumettre, d’un évanouissement extatique et inutile où le pouvoir de l’explication laisse place à la « communication » et la « méthode » à une participation fascinée.

 

Traduit de l’anglais par Juliette Feyel.

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1 Œuvres Complètes II, Paris, Gallimard, 1970, p. 54-69.
2 Ibid., p. 54-55.
3 OC XI, p. 56-69.
4 Ibid., p. 58.
5 Ibid., p. 59.
6 Ibid., p. 60
7 Ibid., p. 62.
8 Ibid., p. 63.
9 Ibid., p. 66.
10 OC XII, p. 47-64.
11 Ibid., p. 51.
12 Ibid., p. 47.
13 Ibid., p. 48.
14 Ibid., p. 49.
15 Ibid., p. 50.
16 Ibid., p. 51.
17 Ibid., p. 54.
18 L'écriture et la différence, Paris, Seuil "Points", 1967, p. 394.
19 Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1968, p. 43.
20 Ibid., p. 50.
21 Ibid., p. 117.
22 E. Durkheim et M. Mauss, « De quelques formes primitives de classification », Œuvres de Marcel Mauss, vol. 2, intr. V. Karady, Paris, Minuit, 1969, p. 13-89.
23 Ibid., p. 17. Cette description présente de nombreux traits communs avec Méthode de médi-tation où Bataille décrit « l’impénétrable simplicité de ce qui est ; et, le fond des mondes ou-verts, ce que je vois et que je sais n’a plus de sens, plus de bornes. » OC V, p. 227.
24 Ibid. , p. 20.
25 Ibid., p. 86.
26 Ibid., p. 86.
27 Ibid., p. 88.
28 L'écriture et la différence, Paris, Seuil "Points", 1967, p. 394.
29 Sorting Things Out, Londres, MIT Press, 1999.
30 Ibid., p. 187.
31 OC XII, p. 54.
32 Ibid., p. 48.
33 Ibid.
34 Ibid., p. 54-55.
35 Voir, par exemple, D. Jodelet, Madness and Social Representations, trad. T. Pownall, Berkeley, University of Notre Dame Press, 1991 ; E. Roosens, Mental Patients in Town Life, trad. H. Shapiro, Beverley Hills, Sage, 1979.


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- Auteur : Paul Stronge, Goldsmiths College, Londres
- Titre : Du sacré contemporain : la valeur d’usage de Bataille pour la sociologie « après la méthode »
- Date de publication : 03-12-2010
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=20
- ISSN 2105-2816