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COLLOQUES


LES MAUDITS SOUS LES TROPIQUES


Françaises sous les tropiques : la prostituée comme topique littéraire

Eliane Robert Moraes


L’une des définitions les plus osées de la prostitution que propose la littérature brésilienne se trouve parmi les souvenirs d’une enfance vécue au début du XXe siècle, dans une ville de l’intérieur du pays. Son auteur est Pedro Nava (1903-1984) et le livre en question s’intitule Balão cativo – Ballon captif, le deuxième d’une série de sept volumes qui composent la plus importante œuvre de mémorialiste de la littérature nationale. Publié à l’origine en 1973, l’ouvrage aborde les premières décennies de la vie de l’écrivain dans la ville de Juiz de Fora, dans le Minas Gerais. Parmi ses souvenirs, on trouve un passage notable qui décrit l’entrée inattendue d’un enfant dans le domaine obscur de l’amour vénal.

Le décor où se retrouvent le jeune garçon Nava et son cousin Tonsinho est un garage. Le lieu fascine les enfants par tous les appareils mécaniques qu’il renferme, avec leurs odeurs de benzène, d’huile de moteur, de fumée et d’essence, parmi tous les signes distinctifs de la virilité qui s’offrent aussi aux autres sens. Sur cet atelier, décrit l’auteur,

« régnait un mécanicien, lusitanien aux grandes moustaches, à la voix douce et au vocabulaire ordurier. Un jour, j’ai distinctement entendu le mot. Pute. Ce fut l’explosion d’une mine souterraine. J’étais sûr, mais bien sûr, d’en savoir quelque chose que je n’arrivais pas à retrouver. Pute. Peut-être dans ces quatre lettres-là résidaient-elles, en une synthèse formelle, ces vérités diffuses que je ne réalisais pas encore. C’était cela. Pute. C’étaient les allusions sibyllines des grands. La façon dont on nous poussait prestement à rentrer dans la maison lorsqu’elles apparaissaient, formant un petit groupe sous les pierres des gamins de la rue, comme des chiens attachés par la queue. Les élans roux du coq, son saut triomphal sur les poules soumises, les secousses des plumes. L’œuf, le mystère de l’œuf. Les tissus ensanglantés escamotés comme s’ils avaient servi à un assassinat. Pute. C’était cela. Je ne résistai pas et demandai. C’est quoi une pute, m’sieur Antônio ? Il n’hésita pas. Les putes, mon p’tit gars, c’est des femmes qui donnent. Il n’en dit pas plus, et me laissa perplexe. Moi et Tonsinho. Qui donnent quoi ? Sacré nom de Dieu ! Qu’est-ce qu’elles donnent ? Ce donner intransitif et si réticent nous troubla profondément ».1

Le cousin, plus âgé de deux ans, mais aussi troublé que lui, propose d’éclaircir ces mystères dans les dictionnaires rangés dans le bureau du grand-père. Ils s’y faufilent tous les deux dans le silence de la nuit, alors que les adultes sont en train de dîner, et le premier volume qui leur tombe entre les mains est le « Faria », c’est à dire le Novo dicionário da língua portuguesa, Nouveau dictionnaire de la langue portugaise, d’Eduardo de Faria, dans son édition de 1851. Le contact avec les mots suscite de nouveaux sentiments et de nouvelles interrogations :

« Nous allâmes consulter l’article du dictionnaire et, oh ! éblouissement : surgirent les volets des renvois et nous fûmes redirigés vers « meretriz », péripatéticienne. Nous cherchâmes à la lettre M, après s’être plongés rapidement dans les putains, putaneries, et autres putasseries. Avec la péripatéticienne, nous nous trouvâmes véritablement édifiés et Tonsinho et moi échangeâmes un regard grave comme des sages au seuil de découvertes décisives. Alors, c’était bien cela. C’était là.

 

MERETRIZ (Péripatéticienne), n. f. (Lat. meretrix, cis, de merx, cis, marchandise, ou mercês, paye) prostituée, femme qui accorde ses faveurs obscènes contre de l’argent ; pute ; femme courtisane.

 

Nous ne lâchâmes plus le dictionnaire. Nous allions de lettre en lettre à la recherche de tout ce qui avait un rapport avec les faveurs obscènes. (…) Nous faisions des découvertes sensationnelles, mais qui nous jetaient aussitôt dans de terribles doutes et de téméraires jugements, comme dans le cas des articles fodindicul et fodincul. De ce dernier on disait qu’il était « adj. des deux genres (ant.) : agent sodomite ; agent prostitué ». Nous considérions le mot agent comme inséparable du mot exécutif. L’agent exécutif, c’était le maire du village. Mais alors monsieur le maire… Serait-ce possible ? ».2

Guidés par cette exaltation spirituelle, les garçons poursuivent leur exploration libidineuse et lexicale qui semble sans fin. Il serait superflu de souligner la richesse d’un tel passage qui propose, notamment, une clé fondamentale pour la compréhension de la présence de la prostituée dans la littérature à partir du modernisme. Voyons en quoi.

« Les putes, mon p’tit gars, c’est des femmes qui donnent » – dit le mécanicien portugais à la grande surprise de ses petits interlocuteurs, que l’idée d’un « donner intransitif » trouble profondément. Aussitôt renvoyée dans le corps de la langue, cette définition de l’amour vénal s’impose aux oreilles curieuses des enfants, faisant s’insinuer une signification qui se dispense de tout complément, comme s’il renfermait un signifié absolu. C’est à dire qu’en sa qualité de verbe intransitif, le donner de la prostituée pourrait se passer de la concurrence du moindre objet pour se présenter comme un acte complet en soi.

Mais cet acte est également qualifié de « réticent », ce qui ne manque pas d’ébranler sa complétude supposée, pour mettre en doute la pertinence de cette prédication. La réponse directe du mécanicien se répercute en significations diverses, obscurcissant la clarté de l’énoncé. Sans aucun doute, la suspicion qu’elle porte une signification interdite concourt à désorienter encore davantage ses auditeurs.

Rien d’étonnant, alors, qu’une telle conception perturbe les enfants. En elle, tout semble improbable, à commencer par le fait que, la prostituée étant liée à l’échange marchand, pour le sens commun sa pratique est impliquée dans un jeu où l’acte de donner impose un objet et celui-ci une contrepartie, le plus souvent en argent. Quiconque paie, paie pour quelque chose. Ne s’agit-il pas, en effet, d’une « femme qui accorde ses faveurs obscènes contre de l’argent », comme on le lit dans l’article du dictionnaire d’Eduardo Faria au milieu du dix-neuvième siècle ? Ainsi conçue, dans cette version du sens commun, la prostitution ne pourrait jamais se passer du complément que la définition de Pedro Nava lui retire sommairement, en même temps qu’elle évide la signification de l’échange sous-jacente à sa profession.

L’expression forgée par l’écrivain du Minas Gerais suppose, donc, des déplacements significatifs autour de cette figure, qui demandent réflexion. Avant tout, il convient de rappeler que de tels déplacements de sens sont dus, pour beaucoup, à la distance temporelle expressive entre l’édition du dictionnaire consulté par les enfants et le livre où Nava se rappelle son enfance. De la publication du dictionnaire, en 1851, aux mémoires de l’auteur septuagénaire, datées de 1973, en passant par les péripéties de ses personnages dans les premières décennies du XXe siècle, plus d’un siècle s’écoule. Il est vrai qu’au long de cette période, l’imaginaire artistique et littéraire autour de la prostitution passa par des changements radicaux et la pauvre péripatéticienne du XIXe siècle se vit transformée en un mystère qui dépasse toute compréhension, comparable aux grandes énigmes de l’humanité.

Pedro Nava ne fut pas étranger à ce topique, en le considérant d’une manière notable dans le même passage de Ballon captif lorsqu’il associe la simple mention du mot « pute » au « saut triomphal du coq sur les poules soumises, ou les secousses des plumes. L’œuf, le mystère de l’œuf ». Ou encore, pour ne citer qu’un autre exemple, lorsqu’il mentionne les tout aussi obscurs « tissus ensanglantés escamotés comme s’ils avaient servi à un assassinat ». Les deux analogies, saisies au gré de l’étonnement infantile, semble effectivement résumer les desseins secrets d’Eros et de Thanatos : si l’obscure simplicité de l’œuf renvoie à l’insondable « origine du monde », le sang qui se dérobe au regard, suggérant les plus extrêmes outrages, ne manque pas d’évoquer l’inexorable « mystère de la mort ». Il va de soi que les deux images apparaissent ici manifestement associées au sexe, établissant ainsi une relation profonde entre de tels secrets et la prostitution.

Il est important de noter que, si la prostituée surgit ici comme un signifiant, intense et sans équivoque, des plus grands mystères humains, elle semble, dans cette conception, n’avoir d’avoir le droit d’exister qu’en tant que signifiant. En effet, à contre-courant de tout réalisme, le long passage du livre de Nava se passe même de la présence d’un personnage qui incarnerait la prostituée. Ainsi, enfermé dans son absolu, le mot prend la place du référent pour instaurer une réalité qui lui est propre, refermée sur elle-même, qui ne dépend plus de ce qui lui est extérieur, ou, pour revenir à la grammaire de l’intransitivité, qui se passe de tout complément. C’est à ce titre que la pute peut être répétée à l’envie, lue, épelée, définie par le dictionnaire et dédoublée en de nombreuses autres expressions, mais jamais représentée.

Ni personnage, ni référent, ni présence, cette mystérieuse figure s’impose ici dans la puissance du mot. Sans aucun doute, cela n’est pas peu de chose, puisque tout ce dont un mot peut être chargé n’est jamais peu de chose, surtout lorsqu’il appartient au vocabulaire des activités clandestines ou prohibées. C’est la raison même pour laquelle les jeunes garçons s’adonnent à la lecture des articles du dictionnaire avec l’avidité de celui qui découvre un bordel pour la première fois3.

Bien que sa toile de fond soit franchement traditionnelle, une telle conception est décidément moderne. Et si Pedro Nava est le premier d’une liste d’auteurs brésiliens qui ébaucheront mieux encore une définition moderne de la prostitution, il en est ainsi car, lorsqu’il écrit, une nouvelle façon de penser littérairement cette figure est déjà définitivement adoptée. Il convient d’observer ici que ces changements, au Brésil, sont en profonde connexion avec les matrices françaises qui, depuis la fin du XIXe siècle, renoncent à chercher une représentation de la prostituée pour la concevoir sous un tout autre point de vue. Accompagner les premiers pas de ces changements, cela signifie aussi témoigner de la création d’un mystère.

 

* * *

 

Parmi les bouleversements qui marquèrent en Europe le paysage sensible de la fin du XIXe siècle, l’un des plus singuliers concerne l’élaboration littéraire de la prostituée. Peut-être même s’agit-il, à cette période, d’une des figures qui connurent le plus de changements, marquée par le déclin de l’image de la courtisane romantique, pourvue d’une noblesse d’âme sans égal, volontiers disposée à sacrifier une carrière prometteuse – sinon sa vie entière – pour l’amour de son amant4. L’illustre apparition de Marguerite Gautier sur la scène symbolique de la seconde moitié du siècle représenta certes l’apogée de ce type de personnage, mais elle fut suivie, de manière tout aussi notable, d’une progressive extinction de celui-ci au cours des décennies suivantes. A partir des années 1850, la prépondérance du mythe de la prostituée rachetée par l’amour commença à perdre du terrain au profit d’un imaginaire plus complexe, multiple, et qui rendrait impossible de circonscrire cette figure sous une image unique.

Il va de soi qu’une telle mutation eût été impossible sans les changements observés également dans l’évolution du goût du public, de moins en moins enclin à s’identifier aux vertus des héroïnes romantiques. Si la construction littéraire de la prostituée se modifiait dans les livres, c’est que sa perception dans la rue connaissait également des altérations significatives5. Dans sa remarquable étude historique sur la question, Alain Corbin rappelle qu’en France « la période qui s’étend approximativement de 1860 à 1914 a vu se développer une demande nouvelle en matière de prostitution ; modification plus qualitative que quantitative ; demande d’une autre nature sociale et mentale qui va susciter des conduites consommatrices plus voyantes, mieux perçues par le regard bourgeois »6. Il faut croire que les nouvelles exigences attachées à l’amour vénal connurent d’importantes répercussions aux deux extrémités du système littéraire, trouvant un écho aussi bien chez les auteurs que chez les lecteurs.

C’est que la figure de la courtisane bon enfant, prête à tout pour faire triompher son idéal amoureux, avait fini par devenir trop éloignée des protagonistes en chair et en os que la réalité historique lui opposait. Dès le début du Second Empire, la capitale française vit éclore un nouveau type d’offre sexuelle, répondant à l’appétit bourgeois de consommation et de plaisirs. Les anciennes « maisons de tolérance », règlementées par l’Etat, furent remplacées par les intrigantes « maisons de rendez-vous » qui, hors du contrôle officiel, exigeait des modes de paiement plus en phase avec le modèle de désir masculin qui émergeait à ce moment-là. Pour satisfaire cette demande, un nouveau genre de femme apparut, circulant à loisir entre les réduits aménagés et les rues de Paris, où elles s’offraient aux fantasmes des passants. Portant des tenues osées, rien, chez elles, n’évoquait la pureté de sentiments renfermés au fond de leur cœur : au contraire, « en s’exposant ostensiblement aux regards sur les larges boulevards tracés par le Baron Hausmann, la courtisane de 1860 était une ostentatoire construction artificielle »7.

La prostituée devenait un personnage public populaire, dont les frasques alimentaient les chroniques quotidiennes dans la presse. Son impressionnante théâtralité captivait l’œil et, si elle attirait particulièrement les artistes, c’est parce qu’« elle masquait la bête libidineuse qu’ils imaginaient enfouie sous la surface glaciale ». Il est donc naturel que les représentations qu’ils en donnèrent cherchassent à rendre compte de ce double rôle : comme l’observe Charles Bernheimer, « elle était associée aussi bien à la biologie et aux instincts les plus primitifs qu’à la dissimulation de cette base naturelle que lui offraient les masques de l’invention artistique masculine »8.

Dès lors, médaille à deux faces, ce personnage devint passible de nouvelles transformations et de nouveaux dédoublements, comme en témoignent effectivement et avec une remarquable vigueur les arts et la littérature de l’époque. L’examen approfondi de la question n’a pas sa place dans cette étude, mais deux noms méritent au moins d’être brièvement évoqués, d’écrivains qui furent à l’origine de ce nouvel imaginaire kaléidoscopique9.

Dans la fiction en prose, on pourrait désigner Balzac comme l’auteur par excellence de la transition entre l’ancien et le nouveau paradigme. En effet, son fameux roman, au ton mélodramatique, Splendeurs et misères des courtisanes, écrit entre 1845 et 1847, offre la confrontation de deux modèles radicalement différents : d’un côté la courtisane Esther qui, fidèle au paradigme romantique, termine ses jours de manière tragique ; de l’autre, le jeune Lucien, bien mieux enclin que sa partenaire féminine à composer avec la vénalité des échanges de la prostitution moderne. Celui-ci, comme le propose encore Bernheimer, « plein de faux-semblants, de subterfuges et de falsifications, exhibe certains attributs de l’arbitraire et de la discontinuité que nous associons habituellement à la sensibilité moderniste »10.

Il est incontestable qu’en poésie le grand artisan de cette transition entre ces sensibilités fut Baudelaire, dont Les Fleurs du Mal furent publiées en 1856. Définissant l’esthétique de la modernité dont il fut effectivement le promoteur, son œuvre évoque le personnage de la prostituée qui, à l’instar du flâneur, est érigé en allégorie de la ville et de la vie moderne. Avec Baudelaire, plus qu’avec tout autre auteur de l’époque, cette figure équivoque est parée des masques les plus divers, balançant entre la femme exploitée et la femme fatale, la « courtisane avilie » et la « déesse du péché », les « sombres martyres » et les « reines de la lumière ». Ainsi, son poème « Femmes damnées », parmi lesquelles il inclut certainement les prostituées, se termine par un appel impitoyable et compatissant : « Pauvres sœurs, je vous aime autant que je vous plains ». L’ambivalence tragique de ces vers participe au rapprochement du poète avec ces femmes « déchues », selon le vocabulaire de l’époque, ce qui annonce également la naissance du modernisme dans l’art11.

A partir de Baudelaire et Balzac, la poésie et la fiction en prose se tournèrent de plus en plus fréquemment vers ce type de personnage, cherchant à découvrir un angle de vue inédit sur cette figure inépuisable. Chaque redécouverte, en vérité, représentait la création d’un nouveau masque qui lui était appliqué, mettant en valeur les artifices symboliques impliqués dans l’élaboration de son image. Zola en tête, la liste des écrivains français de la seconde moitié du XIXe siècle qui participèrent à cette évolution inclut Flaubert, Maupassant, Huysmans, Georges Sand, Léon Bloy, Verlaine, les frères Goncourt, et beaucoup d’autres encore qui rendraient impossible un inventaire exhaustif.

Multiple, la prostituée fin-de-siècle devient source d’interrogations vertigineuses, dépassant les limites de l’imaginaire littéraire. Qu’il suffise de rappeler le brûlant débat qui agita médecins, policiers et juges à la fin du Second Empire, dont les classifications nous apparaissent souvent absurdes, pour savoir si telle femme devait être considérée dans telle ou telle catégorie12. Rappelons aussi le vocabulaire foisonnant qui servait désormais à désigner la prostituée, allant des termes les plus éprouvés – pute, putain, fille de joie, courtisane, femme galante – aux dénominations plus récentes comme pierreuse, persilleuse, fille à soldat, cocotte, lorette, lionne, femme de théâtre, demi-mondaine, agenouillée, horizontale, et d’autres encore, autant de noms distincts qui portent dans leur sens d’infinies variations, de la plus infime à la plus expressive13. Tous ces indices viennent s’ajouter à un faisceau qui converge vers une même conclusion : la prostituée arrive au tournant du siècle ostensiblement drapée d’un mystère qui la définit, et elle reste une énigme.

 

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Au Brésil, ce changement de perspective coïncida avec le tournant du XIXe au XXe siècle, lorsque l’imaginaire littéraire autour de l’amour vénal s’élargit sensiblement. La vogue des romans inspirés du modèle romantique français de la courtisane rachetée par l’amour – dont le meilleur exemple est Lucíola, publié par José de Alencar en 1862 – ne résista pas face à ces changements. Et même si cette mode ne fut pas totalement dépassée, elle recula toutefois très nettement devant l’apparition de nouvelles formes narratives qui abordaient la prostituée sans recourir à ces artifices caduques, c’est à dire, sans emprisonner ce personnage dans les cadres tragiques, dramatiques, et, la plupart du temps, mélodramatiques.

Il faut toutefois rappeler que le pays était loin de partager les modèles de sociabilité qui permettaient ce type de déplacements en France. En fin de compte, dans la société brésilienne de la fin du XIXe siècle, le nouvel appétit bourgeois devait s’accommoder de valeurs patriarcales, catholiques et esclavagistes et mettre en place des paramètres bien différents de ceux de l’Europe pour poser ses équations entre forme littéraire, érotisme et moralité. Et malgré tout cela, dans des conditions historiques distinctes, les manières dont on se représentait la prostitution connurent aussi des transformations significatives au Brésil. Il n’est pas anodin que ces changements aient surgi parallèlement au passage de l’Empire à la République, lorsque la culture nationale était aussi en quête de chemins vers la rénovation et que la lecture des auteurs français se répandait de plus en plus au sein de la population lettrée du pays.

La nouvelle production littéraire est marquée autant par une circulation plus libre entre les genres que par la variété des regards qu’elle pose sur l’amour vénal, composant ainsi une pluralité de réponses formelles dans lesquelles on reconnaît le souffle de l’esprit moderniste. Habité par les personnages les plus divers, son imaginaire couvre de l’immigrante pleine d’astuce qui passe du racolage de rue à l’exploitation de chambres en location (O bom crioulo, d’Adolfo Caminha, 1895) jusqu’à la femme misérable qui se vautre dans la plus basse putasserie (Eu e outras poesias, d’Augusto dos Anjos, 1912) ; ou des pensionnaires glamour des « rendez-vous » chics (Alma, d’Oswald de Andrade, 1922) jusqu’aux putains de rue, qui vivent de « notre pine quotidienne » (O santeiro do Mangue , du même auteur, 1930-1950), en passant par bien d’autres types encore14. A l’instar de ce qui se passe en Europe, la littérature brésilienne répond à son tour aux perspicaces propos de Walter Benjamin qui associent la professionnelle du sexe au fétichisme de la marchandise, en soulignant l’impératif de variété qui caractérise l’imaginaire sexuel moderne : « La prostitution ouvre un marché de types féminins »15.

Parmi les titres de cette période, il convient de distinguer ici deux livres que l’on pourrait, en particulier, relier à l’éros intransitif que Pedro Nava attribuera plus tard à la prostituée. Le premier d’entre eux est le roman Madame Pommery, publié en 1919 par Hilário Tácito, pseudonyme du professeur José Maria de Toledo Malta, qui « importe » de France une présumée maquerelle et l’installe en terres brésiliennes16. Ce texte entretient un dialogue intéressant avec son contexte historique, marqué par l’arrivée, à cette époque-là, d’un vaste contingent féminin dans le pays, constitué la plupart du temps par des émigrantes désargentées venues de Pologne ou du Portugal et qui se destinaient à la prostitution17. Toutefois, si la « Française » créée par Tácito renvoie à cette réalité historique, ce n’est jamais pour nourrir cette représentation, mais plutôt pour créer une invention littéraire sans précédent qui inaugure l’image de la prostituée moderne au Brésil.

Avec l’esprit d’entreprise caractéristique des hommes d’affaires européens qui s’installaient ici, Madame Pommery débarque à São Paulo pour en finir avec la « souillure tupinamba » qui, selon elle, freinait l’entrée de la nation dans la modernité. Dans le but de remodeler les habitudes érotiques des Brésiliens, la mère maquerelle commence sa mission civilisatrice avec l’inauguration du « Paradis Retrouvé » (en français dans le texte), une « pension d’artistes » destinée exclusivement aux « vices élégants ». Pour ce faire, elle établit une équipe de « professionnelles du plaisir » qui fait de l’ombre aux « bacchantes indigènes », en confirmant ainsi sur un plan symbolique ce qui se passait sur le plan historique. En effet, au contraire de la prostituée de rue, généralement une ancienne esclave stigmatisée comme victime du destin et de la pauvreté, la figure de la « Française » était associée à la modernité. Sous le regard provincial des bohêmes créés par Hilário Tácito, elle offre un nouveau profil de la prostituée, idéalisée désormais non seulement pour son pouvoir de séduction, mais également pour sa maîtrise des règles du comportement civilisé18.

Le savoir-faire de Madame Pommery eut pour résultat l’introduction de conduites raffinées au sein de la classe la plus basse de la ville, parmi lesquelles, celle dont la mère maquerelle était la plus fière, le fait d’avoir réussi à substituer « la ridicule habitude » de boire des bières à la pression par la dégustation raffinée de champagne, formant ainsi toutes une génération d’hommes citadins. Ce groupe, vaste et hétérogène, réunissait aussi bien de vieux colonels enrichis que des intellectuels bohêmes, en passant par la « jeunesse dorée », « les jeunes plaqués or ». Dans une remarquable inversion de valeurs depuis la courtisane romantique, cette vaste clientèle s’agenouillait à l’unisson aux pieds de la prostituée moderne, en l’affublant d’un pouvoir extraordinaire.

A l’opposé de cette imagerie, et de manière complémentaire, il convient d’évoquer un autre livre de la même période, qui, dès le titre, nous intéresse ici dans le développement de notre argumentation. Il s’agit du roman Amar, verbo intransitivo, (Aimer, verbe intransitif), publié par Mário de Andrade en 192719. Si le décor est à nouveau la ville de São Paulo, saisie au tournant du XXe siècle, la scène ne se situe plus dans la lubricité mouvementée du bordel. Bien au contraire, c’est dans l’austère maison d’une riche famille de la bourgeoisie industrielle que se déroule l’éducation érotique du petit Carlos, menée à terme par une « instructrice du sexe » engagée par son père, elle-même une immigrante, plus précisément une Allemande que tout le monde appelle simplement Fräulein. Le changement de décor mérite d’être souligné : le déplacement qui rend possible la pédagogie de la très cultivée professeur européenne suggère une adéquation emphatique de la fonction civilisatrice de la prostituée moderne et du traditionnel environnement patriarcal brésilien.

Le mouvement expansif distinguant les jeunes protégées de la tenancière du Paradis Retrouvé, qui promène sa présence extravertie entre le bordel et la ville, s’oppose au comportement casanier de Fräulein dans la résidence des Sousa Costa, et dont le personnage se constitue en une espèce de « monade ». Mais surtout, néanmoins, confrontés l’un à l’autre, les deux livres nous offrent les deux faces d’une même médaille, réitérant l’ambivalence qui définit l’image de la prostituée, surtout à partir du modernisme.

Il n’y pas lieu, ici, de poursuivre cette comparaison entre les deux romans, qui pourrait certainement s’avérer productive : contentons-nous donc de souligner la référence au verbe intransitif qui est présente depuis le titre, et qui demande à être interprétée. Selon Priscila Figueiredo, il s’agit d’une expression valable autant pour la professeure que pour son disciple, car elle est, en effet, lisible selon les deux points de vue, ce qui lui confère sa grande ambivalence. Fräulein, « incapable de satisfaire son désir, oriente sa pulsion vers la multitude en général, et à la manière autant d’une mère que d’une prostituée, mais toujours en tant que professeure. D’où le fait qu’aimer soit un verbe intransitif », poursuit-elle dans son interprétation. Dans le cas de Carlos, en revanche, cette prédication prend une signification variée, bien plus adaptée à ses aspirations de classe et de sexe, résumant ainsi un désir de disposer à volonté du plus grand nombre d’objets érotiques, dont l’horizon promet une interchangeabilité des corps sans limites20. Ou, comme le propose le narrateur lorsque Carlos rompt avec son instructrice : « peut-être que, même dans ces moments-là, il souhaitait n’importe quel corps, de manière intransitive… »21.

L’amplitude de l’amour intransitif s’accentue encore devant de telles observations, ce qui ne fait que confirmer le sens mystérieux, à la fois relatif et absolu, que l’érotisme moderne tend à attribuer à l’amour vénal. Ainsi, loin de s’opposer, les représentations de la prostitution qu’on trouve dans les romans de Hilário Tácito et de Mário de Andrade reformulent l’idée d’une intransitivité qui semble osciller entre deux pôles complémentaires, en l’occurrence le don et le sacrifice. Plus précisément, le principe de dilapidation des richesses qui s’effectue en permanence dans Madame Pommery, d’une façon solaire, trouve son complément idéal dans le principe de la perte qui guide le récit nocturne de Amar, verbo intransitivo.

Il va sans dire que, dans cette oscillation, les pôles peuvent toujours être interchangeables, en engendrant souvent des inversions de signes. Il n’est jamais inutile de rappeler que le don et le sacrifice sont souvent considérés comme les termes d’une même opération symbolique, comme on peut le lire dans les célèbres interprétations du potlach sur lesquelles se basent l’Essai sur le don de Marcel Mauss et La notion de dépense de Georges Bataille. Vu à travers ce prisme, l’amour à la fois vénal et intransitif s’offre non seulement comme un paradoxe, mais aussi comme un mystère où le donner coïncide pleinement avec le perdre.

Emergeant de toute cette ambivalence, une question reste en suspens : en fin de compte, qu’est-ce que donnent les prostituées ?

Nous retrouvons ici le don intransitif des putes de Pedro Nava qui, pouvant se passer de complément, propulse l’amour vénal dans une zone de fantasmes, qui prête le flanc sans réserve aux dérives de l’imagination. La singulière expression de l’écrivain du Minas Gerais semble supposer une correspondance de base, comme si l’insatiabilité avec laquelle on prétend définir le métier de la prostituée exigeait un excès de sens toujours renouvelé dans la langue.

Or, si l’on peut déjà percevoir cette perspective plurielle autour de la prostituée dans la littérature moderniste, comme en témoignent les livres de Hilário Tácito e de Mário de Andrade, elle connaît, sous la plume de l’auteur de Balão cativo (Ballon captif), une inflexion encore plus précise. En privant ce personnage de réalisation, en l’abordant dans sa réalité abstraite de mot, le mémorialiste dépasse la vision de ses prédécesseurs, et se retrouve libre d’explorer jusqu’à l’exhaustion les interminables possibilités verbales qui entourent cette mystérieuse figure. C’est précisément pour cela que sa trouvaille linguistique peut supposer autant un « donner quelque chose » qu’un « rien donner », ou même un « tout donner », en laissant ouvert le champ sémantique d’un signe qui, dans son immatérialité constitutive, est dépourvu des moyens d’épuiser l’ostensible matérialité de son référent.

On peut percevoir ici un mouvement de production de l’excès, puisque chaque mot, parce qu’il est insuffisant, peut toujours en appeler un autre, et ainsi de suite. Mais ce travail n’est possible que grâce à la concurrence de son terme contraire : en réduisant la prostituée à sa réalité de signe, la définition de Nava se présente également comme une opération de perte, car au fond les signifiants ne prolifèrent qu’en fonction de leur propre impossibilité de représentation. La perte, dans ce cas-là, est productive, car elle devient une source intarissable de signifié.

C’est justement pour cela que l’innocente et lubrique exploration d’un dictionnaire, dans laquelle se lancent les deux jeunes garçons de l’intérieur du Brésil il y a plus d’un siècle, peut être associée à un opulent rituel de potlach où le don et le sacrifice sont projetés vers leur point de fuite. Que dire, alors, de leurs principales protagonistes qui, en qualité de « femmes qui donnent », sont justement celles que l’on désigne comme des « filles perdues » ?

 

 

 

Traduit du portugais par Simon Berjeaut

 

1 Pedro Nava, Balão cativo (Ballon captif), São Paulo, Companhia das Letras, 2012, p. 84-85.

2 Ibidem, p. 86.

3 Significant équivoque, obscur et insatiable, le mot puta et ses dérivés semblent subvertir sa fonction abstraite de signe pour s’incarner dans un corps propre qui, à la limite, se substitue au corps réel. Soulignons ici l’analogie avec ce qu’écrit Lucienne Frappier-Mazur sur les mots obscènes, « contrairement aux autres mots, le mot obscène non seulement remplace, mais il est la chose même ». Cf. « Verdade e palavra na pornografia francesa do século XVIII » (« La vérité et le mot dans la pornographie française du XVIIIe siècle »), in : Lynn Hunt (org.), A invenção da pornografia – A obscenidade e as origens da modernidade, 1500-1800, (L’invention de la pornographie : l’obscénité et les origines de la modernité), traduction de Carlos Szlak, São Paulo, Hedra, 1999, p. 137.

4 Les exemple de prostituées rachetées sont nombreux dans la littérature française de la première moitié de XIXe siècle, parmi lesquels se détachent les personnages de Marion de Lorme, qui donne son nom à la pièce de Victor Hugo (1831), Fleur de Marie du célèbre feuilleton Les Mystères de Paris d’Eugène Sue (1842-43) et, bien sûr, Marguerite Gautier de La Dame aux Camélias d’Alexandre Dumas (roman, 1848 ; pièce, 1852), que l’on n’a pas besoin de présenter, ni en France ni même au Brésil, où elle est devenue une référence importante dans le théâtre et la littérature de la seconde moitié du siècle.

5 Il convient d’insister ici sur le rapprochement du « fantasme » et de la « perception » qui met en relation de façon pertinente la littérature et l’histoire, sans considérer la première comme le reflet de l’autre, mais sans affirmer non plus l’autonomie absolue de l’une face à l’autre. Comme le suggère avec sagesse Alain Corbin : « en matière sexuelle, la mesure des phénomènes dépend plus du degré de perception et des fantasmes des observateurs que de la réalité des faits ». Alain Corbin, Les Filles de Noce – Misère et Prostitution au XIXe. Siècle, Paris, Flammarion, 1982, p. 300.

6 Ibidem, p. 300.

7 Charles Bernheimer, « Prostitution in the Novel » in Denis Hollier (sous la direction de), A New History of French Literature, Cambridge, Harvard University Press, 1994, p. 781.

8 Ibidem, p. 781.

9 Nous renvoyons notamment au livre de Charles Bernheimer, Figures of Ill Repute : Representing Prostitution in 19th Century France, Cambridge: Harvard University Press, 1989, et à celui d’Amanda Anderson, Tainted Souls and Painted Faces, Ithaca, Cornell University Press, 1993, ainsi qu’à la thèse de doctorat de Leslie Ann Minot, Remembering Sex : Prostitution, Memory and History in 19th. Century French and English literature, Berkeley, University of California, Department of Philosophy, 1998.

10 Charles Bernheimer, op. cit., p. 782.

11 Nous renvoyons notamment à l’étude de Dolf Oehler : Quadros Parisienses (1830-1848) : estética anti-burguesa em Baudelaire, Damier e Heine, traduction de José Marcos Macedo et Samuel Titan Jr., São Paulo, Companhia das Letras, 1997.

12 Pour approfondir le thème, voir Alain Corbin, op. cit., pp. 190-213. Selon l’auteur, avec la disparition de la règlementation des maisons-closes par l’Etat, les limites qui distinguaient les différences entre prostituées, courtisanes et « honnêtes femmes » se firent de moins en moins perceptibles, suscitant une inquiétude fantasmée à propos de la prostitution comme source d’infections et de dégénération, comme le dénonce de manière dramatique le roman Nana d’Émile Zola.

13 Nous renvoyons notamment à Claudia Xatara et Wanda Leonardo de Oliveira, Dicionário de Provérbios, Idiomatismos e Palavrões Francês Português, São Paulo, Cultura Editores Associados, 2002, p. 318-321 et suivantes.

14 On pourrait encore mentionner les protagonistes de livres écrits par João do Rio, Amado Fontes, Aluísio de Azevedo, Lima Barreto, Machado de Assis et de bien d’autres auteurs qui se tournèrent vers ce topique à la fin du XIXe siècle.

15 Walter Benjamin, « Jogo e Prostituição » (« Jeu et Prostitution ») in Obras Escolhidas, volume III, São Paulo, Brasiliense, 1989, p. 271.

16 Hilário Tácito, Madame Pommery, São Paulo : Ática, 1998.

17 Sur ce sujet, nous renverrons à l’étude de Berta Waldman, « Entre braços e pernas : prostitutas estrangeiras na literatura brasileira do século XX » (Entre les bras, entre les jambes : prostituées étrangères dans la littérature brésilienne du XXe siècle » in Entre Passos e rastros : presença judaica na literatura contemporânea, (Entre les pas et les traces : présence juive dans la littérature contemporaine), São Paulo, Perspectiva, Fapesp, Associação Universitária de Cultura Judaica, 2003.

18 Nous avons développé ce thème dans « Uma prostituta no limiar do modernismo » (« Une prostituée au seuil du modernisme »), in M. P. Velloso, J. Rouchou, C. Oliveira (sous la direction de), Corpo : identidades, memórias e subjetividades. (Corps : identités, mémoires et subjectivités), Rio de Janeiro : Mauad X, Faperj, 2009. Pour une étude de la vie nocturne de São Paulo dans laquelle se déroule l’intrigue du roman, voir Margareth Rago, Os prazeres da noite - Prostituição e códigos da sexualidade feminina em São Paulo 1890-1930, (Les plaisirs de la nuit – Prostitution et codes de la sexualité féminine à São Paulo 1890-1930), Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1991.

19 Mário de Andrade, Amar, verbo intransitivo (Aimer, verbe intransitif), Belo Horizonte/Rio de Janeiro, Villa Rica, 1995.

20 Priscila Figueiredo, Em busca do inespecífico – Leitura de Amar, verbo intransitivo de Mário de Andrade, (A la recherche du non-spécifique  - Lecture de Aimer, verbe intransitif de Mário de Andrade), São Paulo : Nankin, 2001, pp. 154 e 155.

21 Mário de Andrade, Amar, verbo intransitivo, op. cit., p. 145.



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- Auteur : Eliane Robert Moraes
- Titre : Françaises sous les tropiques : la prostituée comme topique littéraire
- Date de publication : 26-02-2016
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=174
- ISSN 2105-2816