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COLLOQUES


Georges BATAILLE, DE L’HETEROGENE au SACRE
Georges BATAILLE, from « heterogeneity » to the sacred
L’athéologie et le retour du sacré chez Georges Bataille et Francis Bacon

Rina Arya, Université de Glasgow


Nous souhaiterions ici examiner la relation entre « l’athéologie » et le sacré dans certaines œuvres de Georges Bataille (1897-1962) et de Francis Bacon (1909-1992). Si ces deux œuvres portent indéniablement la marque d’une forte influence chrétienne, nous verrons que cette utilisation de l’imagerie religieuse n’est pas théologique dans la mesure où elle n’est pas utilisée pour faire l’apologie des dogmes chrétiens. Cette imagerie sert en fait à rendre compte de la « mort de Dieu ». Leurs œuvres, tout en témoignant d’une fascination indéniable pour cette imagerie, s’écartent de ce que défend l’Eglise. C’est comme si Bataille et Bacon n’avaient pu exprimer leurs désillusionnement autrement qu’à travers de constantes références à la tradition chrétienne. De là, comment décrire deux œuvres qui, tout en se servant de l’héritage chrétien, restent avant tout des critiques radicales de cet héritage ?

Le terme qui pourrait servir de dénominateur commun à ces deux œuvres est celui d’« athéologie ». Le théologien Mark C. Taylor l’emploie pour examiner « la marge de différence entre Hegel et Kierkegaard quand on repense "la mort de Dieu" en tant qu’impossibilité plutôt que réalisation de la Parousie »1. Dans leurs interprétations athéologiques de l’Eucharistie, par exemple, Bataille et Bacon ne s’en prennent pas seulement aux symboles matériels, ils vont plus loin en démystifiant le sacrement. Dès lors, au lieu de faire l’expérience du sacré par le biais d’un cadre rituel symbolique, on fait l’expérience d’une « réelle présence »2. Ce que Bataille et Bacon nous montrent, c’est la violence du sacré qui se libère lorsque la fonction du rituel, dont le rôle est de servir de garde-fou à cette violence, s’évanouit3. Ils transportent le lecteur ou le spectateur au point le plus sacré des profanations, là où le sacré peut émerger du profane. C’est ici que l’on peut faire l’expérience de ce moment théologique originaire, lorsque le Christ s’abandonne au pied de la Croix et s’écrie : « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? »4 Dans leur perspective athéologique, ils font état du sentiment religieux, mais ils le font en restant à l’extérieur du système théologique chrétien.

Afin de démontrer la pratique athéologique de Bataille et de Bacon nous avons construit deux modèles opposés. Le premier est chrétien ; il consiste à établir un passage de la fragmentation à la réunification. Dans cette tradition, le sparagmos5 (« démembrement » ou « mort rituelle » en grec) est suivi d’un remembrement. C’est ici que le terme de religion doit être pris dans son sens fort6, les fragments sont rassemblés. Ce processus de fragmentation/recomposition se trouve au fondement de l’imaginaire chrétien, qui superpose l’écartèlement du corps du Christ sur la Croix et la recomposition de ce corps par la Résurrection. Pour reprendre les mots de Taylor : « la religion sert ainsi à panser les blessures, à recoudre les déchirures, à dissimuler les défauts et à boucher les fissures qui parcourent le moi, la société et le monde »7. La dialectique fragmentation-recomposition se trouve à la base de nombreuses traditions religieuses, or ce qui rend le christianisme intéressant, c’est la contradiction qui le travaille ; cette religion insiste sur la résurrection du corps alors qu’elle rejette ce même corps en considérant le salut comme la prérogative de l’âme.

Fragmentation et recomposition s’articulent dans la Crucifixion de Grünewald, l’un des panneaux du retable d’Issenheim (1515-1516). Pour représenter le Christ, Grünewald a peint un corps grotesque. Ses membres sont déformés, tordus de manière non naturelle. La peau elle-même est couverte de taches de sang, comme pour nous rappeler qu’il s’agit bien d’une scène de torture. La taille exagérée du corps et la gamme des couleurs font de ce corps une monstruosité. « Il n’est pas de tableau dans l’art occidental qui exprime mieux l’horreur sinistre entourant la terrible mort du Christ »8. Malgré cela, à travers le parcours narratif qui se dessine entre la figure du Christ et les personnages au pied de la Croix, les écartèlements subis par le corps du Christ sont symboliquement dépassés dans l’unité restaurée par la prophétie de l’espérance et du salut. Un rapport est suggéré entre les figures du deuil, Marie, Saint Jean et Marie-Madeleine, et la figure de l’espérance, Saint Jean-Baptiste, qui tient l’agneau divin dans ses bras et qui tend le doigt en direction du ciel pour rappeler la prophétie de la Résurrection. La souffrance figurée par l’aspect de ce corps brutalisé est téléologique. Elle tend vers une fin. Cette œuvre, qui nous parle d’horreur et de souffrance, s’inscrit dans un contexte liturgique pour lequel la fonction théologique de l’œuvre d’art est d’ouvrir les fidèles à la grâce de Dieu. La rédemption arrivera uniquement lorsque l’humanité se repentira, celle-ci pourra alors accéder à une nouvelle vie. Dans ce cycle narratif, le grotesque annonce et prépare le salut.

A cette tradition chrétienne s’oppose ce que nous appellerions une tradition post-chrétienne ou athéologique. Ces deux traditions, qui s’identifient jusqu’à un certain point, divergent à propos de la fragmentation. Dans la tradition athéologique, les fragments ne se recomposent pas, ils demeurent épars, l’impossibilité de la présence du divin est affirmée ; on se trouve confronté à une présence absente. Les œuvres de Bataille et de Bacon, qui déplacent l’expérience du sacré hors du contexte des institutions chrétiennes, situent dans le corps l’expérience de la « conjonction des contraires »9, de la révélation du sacré qui émerge du profane. L’expérience du sacré est révélée à travers un langage transgressif reposant sur l’explosion de l’abject et du grotesque.


L’athéologie de Bataille

Dans ses écrits, Bataille distingue la sacralité de l’image du Christ sur la Croix, qu’il décrit comme « le plus sublime des symboles »10, de la conception homogène et profane de Dieu. Dans « Le sacré »11, il aborde les problèmes que lui pose le christianisme. Selon lui, le christianisme se démarque des autres religions en identifiant le moment de « l’unité communielle »12, c’est-à-dire le sacré, avec un être transcendant. Bataille pense qu’il est indispensable de distinguer le sacré de l’être transcendant et c’est bien ce qu’il faut admettre depuis qu’a été proclamée « la mort de Dieu »13. Bataille écrit : « Dieu représentait la seule limite s’opposant à la volonté humaine, libre de Dieu, cette volonté est livrée nue à la passion de donner au monde une signification qui l’enivre »14, c’est-à-dire de faire l’expérience du sacré. Dans « La valeur d’usage de D.A.F. de Sade », Bataille écrit que c’est la structure de la religion et de ses institutions qui aliène le sacré en le substantialisant par un signifiant transcendant, Dieu. La solution est de se débarrasser ce « signe (paternel) de l’homogénéité universelle »15, c’est-à-dire de tuer Dieu. Ce n’est qu’à cette condition que le sacré pourra être restauré dans sa nature transgressive originaire. Le sacré est retrouvé à travers les instances de la rupture et de la fragmentation et non à travers la religion qui « trahit dans les conditions normales les besoins qu’elle avait eu pour but non seulement de régler mais de satisfaire »16. Dans l’athéologie de Bataille, Dieu apparaît comme radicalement autre à lui-même et recouvre « les éléments terrifiants et les emprunts au cadavre en décomposition »17.

Dans Sur Nietzsche, Bataille montre que le christianisme dissimule son fond de violence à travers la thématique du salut. Il sent bien que le christianisme « a reconnu le mal en général, à la lumière de la rédemption mais [qu’] il a refusé de reconnaître sa présence au cœur de l’expérience religieuse »18. Pour continuer :

il y a dans le christianisme une volonté de ne PAS être coupable, une volonté de situer la culpabilité hors de l’Eglise, de trouver une transcendance à l’homme en rapport avec la culpabilité. Voilà qui témoignait de l’incapacité de l’Eglise à faire face au problème du mal autrement que comme menace venant de l’extérieur19.

C’est pour ces raisons que Bataille a renoncé au christianisme, parce que ce dernier échouait à reconnaître la violence et, par extension, à comprendre la vraie nature de l’expérience du sacré. D’après Richardson, le christianisme était pour Bataille « incapable de lui donner un cadre dans lequel exprimer l’intensité de ses sentiments. Il n’était, en fait, pas assez religieux pour lui. »20 Au lieu de simplement dénigrer le christianisme, Bataille le dépasse en le travaillant et en le détournant. Richardson résume les choses ainsi : « Il ne s’agit pas de tourner le dos au christianisme mais plutôt de le dépasser, de créer ce qu’il a appelé un "hyper-christianisme" »21. Pour revenir à ce que nous disions plus haut, Bataille reste à l’extérieur du point de vue du christianisme mais son désillusionnement se nourrit de références constantes à ce même christianisme. Dans son « athéologie », Bataille analyse la symbolique du Christ sur la Croix. Il montre, dans Sur Nietzsche par exemple, comment elle s’est édulcorée et banalisée avec la tradition chrétienne et il cherche à la restituer comme « expression la plus équivoque du mal »22 et comme « le plus sublime de tous les symboles »23. Bataille fait revivre le sacré en affirmant avec virulence le sens violent de l’abandon vécu au pied de la Croix24. Le recouvrement de l’expérience du sacré par Bataille implique un retour au sarx plus qu’au soma ; à la Passion du Christ. Il le fait en soulignant le lien inextricable entre la sexualité et le corps. Le sacré n’est pas retrouvé dans l’unité du corps, l’élévation du soma, mais précisément dans l’excrémentiel et la nature blessée du corps25. Dans la conjonction des contraires, l’excrémentiel est sacralisé tandis que le sacré ne se situe plus du côté de la transcendance mais du côté du corps vécu. Nous avons donc isolé des exemples tiré d’Histoire de l’œil pour mettre en valeur la conjonction de l’excrémentiel et du sacré. Cette relation peut être bibliquement observée dans la tradition du kenosis qui décrit l’anéantissement de Dieu26.

Les scènes que nous avons tirées d’Histoire de l’œil montrent comment un rituel (qui, dans son usage habituel, a pour fonction de servir de médiation entre le sacré et le profane) s’écroule, est « déritualisé » et nous fait ainsi entrer en contact avec la « réelle présence » du sacré. C’est le cas lors de la confession de Simone et de la messe de Sir Edmond. A travers cette transformation du rituel en « réalité » Bataille souligne l’un des dogmes fondamentaux du christianisme : les rituels sont seulement possibles et crédibles dans la fragmentation du corps. Le rituel chrétien est simultanément reconnaissance de la fracture et célébration de la totalité reconstituée.


La confession de Simone (Histoire de l’œil)

Simone persuade le prêtre d’entendre sa confession et rentre dans le confessionnal. Tandis qu’elle se confesse, elle commence à se masturber. Elle dit alors au prêtre : « Le plus coupable, c’est très simple, c’est que je me branle en vous parlant. »27 Cet exemple montre comment Bataille pervertit un rituel catholique en le prenant dans sons sens le plus littéral car Simone confesse son péché au moment même où elle l’exécute. Ce faisant, elle reconnaît, même si elle le fait de manière paradoxale, la sacralité du rituel. En effet, la transgression suppose la reconnaissance de ce que l’on transgresse. Dans une conjonction des contraires, elle rehausse paradoxalement la sacralité du rituel.


La Messe de Sir Edmond (Histoire de l’œil)

Parodiant la messe catholique, Sir Edmond en vient à proclamer l’identité des hosties et du vin de messe à du sperme et de l’urine. Le blasphème est ensuite retourné contre le prêtre, qui est forcé de boire sa propre urine et d’éjaculer dans les objets liturgiques. Dans cette étrange parodie, Bataille associe les éléments les plus importants de la liturgie aux excréments. Par un détournement sinistre de la liturgie chrétienne (là où le Christ donne son corps et son sang), le prêtre est forcé de donner de son corps de la manière la plus obscène. Dans la perspective augustinienne, la semence est considérée comme un élément vital associé à la procréation ; ici elle est associée au péché et aux détritus de la vie. Nous avons affaire à une conjonction des contraires où le créateur s’identifie au destructeur et où la notion de communion rencontre celle d’absence de communauté, de fragmentation et non celle de totalité recomposée.

Ces deux exemples nous mettent face au « tout autre », à l’expérience du sacré. Ils reflètent la manière dont l’athéologie de Bataille revisite les traditions et les rituels du christianisme avec l’intention de les déconstruire et d’en inverser le sens.


L’athéologie de Bacon : Etude de trois personnages au pied d’une crucifixion

Etude de trois personnages au pied d’une crucifixion marque un tournant dans la carrière de Bacon ; on a dit que c’était celui qui l’avait établi dans le monde de l’art. Bacon « avait affirmé plus d’une fois, de manière catégorique, qu’il n’avait rien peint de bon depuis 1944 »28. Bacon y fait voir son athéologie, il se réfère obliquement à la trame symbolique chrétienne du salut tout en la pervertissant. Le tableau, tout en s’appuyant sur les symboles de cette religion, engendre une prolifération infinie de sentiments antireligieux.

Le titre de ce triptyque, très descriptif, fait référence aux trois figures du deuil rassemblées au pied de la Croix. Pour Russell, le tableau universalise le particulier et fait que ces trois personnages, au lieu d’être les spectateurs de la Crucifixion, ne sont finalement que ceux d’une crucifixion29. L’article indéfini transforme la signification et les intentions du tableau. Ces personnages ne représentent pas forcément Marie, Marie-Madelaine et Saint Jean ; leur identité reste ambiguë. Pour Peppiatt, l’utilisation du mot « études » trahit l’intention du peintre d’exécuter des variations jusqu’à ce qu’il en saisisse l’essence30. Bacon a expliqué qu’il avait utilisé le mot « études » pour sous-entendre que ses tableaux « bien qu’achevés et valides de plein droit, ne [devaient] pas être considérés comme des représentations définitives »31. La symbolique chrétienne, ainsi qu’on l’a vu à travers l’exemple de Grünewald, trouve une résolution, mais Bacon place les spectateurs dans un état d’attente qui n’obtient pas satisfaction.

Francis Bacon a reconnu sa fascination pour la Crucifixion. Il y avait à cela deux raisons. D’un point de vue formaliste « le fait-même que la figure centrale du Christ se trouve dans une position surélevée et isolée » la dote de plus grandes potentialités esthétiques que si les personnages se trouvaient tous au même niveau32. Pour lui, l’image de la Crucifixion est liée à celle des abattoirs ; le corps du Christ lui rappelle les carcasses pendues aux crochets des boucheries. Du point de vue anthropologique, la Crucifixion pourrait être interprétée comme le comportement qu’adopte un homme envers un autre homme33. Pour Bacon, la Crucifixion est « un magnifique canevas sur lequel on peut broder toutes sortes de sentiments et de sensations »34. Il n’a jamais « trouvé d’autre sujet qui ait pu autant l’aider à aborder certains territoires des sentiments et des comportements humains »35. Le triptyque Trois études de personnages au pied d’une crucifixion met l’athéologie de Bacon en valeur. Le thème religieux du salut est perverti de deux manières : non seulement il présente une crucifixion indéterminée mais en plus il ne représente même pas la crucifixion elle-même, en dépit de ce qu’évoque le titre. Le thème traditionnel de la Passion, comme l’illustre Grünewald, veut que la Croix occupe le devant de la scène, aussi bien esthétiquement que théologiquement. L’absence de la Croix chez Bacon empêche l’attention de l’observateur de se focaliser sur ce motif. Le spectateur se trouve mis en demeure d’imaginer la brutalité de la crucifixion du Christ à défaut de pouvoir la voir. Selon W. Yates, ces personnages « [représentent] ceux qui crucifient ou incarnent les émotions qui nourrissent la vengeance et la cruauté nécessaires pour crucifier quelqu’un »36. S. Spender, quant à lui, écrit :

Ces affreuses figures déshumanisées qui incarnent si bien la cruauté et la moquerie sont celles de ceux qui ont crucifié plutôt que celle du crucifié. […] [Ces] personnages sont de ceux qui crucifient l’humanité, humanité qui les inclut eux-mêmes. S’ils n’ont pas eux-mêmes planté les clous du Christ, ils font partie de la foule coupable d’avoir cruellement banni toute humanité de leur cœur37.

Bacon a placé ces trois personnages au même niveau que le spectateur afin de produire un effet de miroir. Voici ce que nous sommes devenus, semble-t-il nous dire. Spontanément, nous éprouverons de la répulsion à l’égard de ces bêtes menaçantes et la structure tripartite du tableau accroît cet effet en donnant au spectateur l’impression d’être cerné. En nous forçant à réfléchir sur nous-mêmes, Bacon nous dit que nous ne pourrons comprendre la symbolique de ces figures sans nous identifier à elles.

Non seulement Bacon pervertit le thème pictural de la Passion mais il procède également à ce que Bataille appellerait un « hyper christianisme ». Il déconstruit les aspects symboliques de la Croix qui, en devenant familière, en se banalisant, a perdu sa signification d’instrument de torture pour reconstruire d’autres effets destinés à refaire sentir l’horreur de la Passion. La symbolique du sujet est pour le christianisme la transformation de la mort en vie et du péché en rédemption. Bacon, lui, retourne à la signification littérale de la crucifixion, celle d’une scène de torture. La transformation de Bacon a pour effet de replacer la Croix dans l’abattoir ou, si l’on veut, dans ce qu’on pourrait appeler un contexte girardien (en tant qu’elle fait reconnaître la violence du sacré). La Croix est rendue à son origine primitive comme symbole de châtiment et de souffrance.

Pour Van Alphen, Bacon emploie le motif de la crucifixion pour critiquer la tendance de l’esthétique occidental à « fixer » les corps à partir d’un point de vue unique :

Le motif de la crucifixion n’est pas seulement le gage de la souffrance et du sacrifice du corps. Dans le contexte de l’attaque menée par Bacon à l’encontre de la tradition occidentale de la représentation iconique, c’est l’inévitable conséquence de la représentation que représente la crucifixion : l’écartèlement du corps, la destruction de la mimèsis. Cela est encore plus évident dans ces [trois] œuvres. La crucifixion ne montre ni croix ni abattage, elle n’est que suggérée par la présence de simples clous microscopiques. Dans la mesure où elles évoquent l’immense souffrance et la mortification totale du corps, ces fixations de métal suggèrent que toute tentative de représentation iconique peut être lue littéralement comme une tentative de fixation du corps38.

Bacon met les limites du corps à mal, c’est sa manière de remettre les normes représentatives en question. On pourrait répondre à Van Alphen que l’utilisation que fait Bacon de la crucifixion est finalement très chrétienne puisqu’elle rétablit le sparagmos qui réduit le corps en fragments et dont les conséquences sont universelles. Comme nous l’avons dit plus haut, la crucifixion (ainsi que d’autres symboles, comme les seringues hypodermiques) met en valeur la disparité entre les représentations du corps dans l’art occidental et le désir de Bacon de traduire la vitalité du corps. Bacon révèle son athéologie dans sa manière de se confronter aux normes de la représentation de la tradition chrétienne occidentale. Il refuse de forcer le corps à entrer dans le moule de la représentation. On peut considérer cela comme un proto-postmodernisme dans le sens où le post-modernisme s’intéresse à la fragmentation de l’identité et à la quête perpétuelle de l’unité. Paradoxalement, bien que Bacon défie les catégories de la représentation dans l’art occidental, on peut dire qu’il se fait d’autant plus athéologique qu’il conserve le lexique de l’incarnation.

Bacon ne fait pas de la crucifixion un thème immuable qui fixerait le corps dans des conventions, au contraire, il s’en sert pour faire ressortir le dynamisme et la résistance du vivant contre la menace de mort. Il ramène le spectateur aux origines du christianisme, au spectacle de la crucifixion romaine, cette explosion de violence à laquelle s’intéresse Girard et qui, pour lui, manifeste la présence du sacré. Afin de faire l’expérience du « tout autre », analogon du sacré, le spectateur est encouragé à prendre ses distances par rapport à l’interprétation institutionnalisée de la Crucifixion et à y reconnaître une scène de boucherie. La viande des abattoirs donne une image dégradée de l’Incarnation en renvoyant à la souffrance physique du Christ sur la croix. Cette superposition nous fait expérimenter le « tout autre » et son horreur. L’idée insoutenable d’un Christ mené à l’abattoir nous plonge dès lors dans l’abîme, un sentiment comparable au mal dont parle Bataille dans Sur Nietzsche.

A travers l’interaction qui se crée entre le tableau et le spectateur, la Crucifixion rencontre son opposé. Les symboles du salut et de la résurrection sont démystifiés pour révéler une scène de torture. Ce changement de contexte fait du sens chrétien de la communauté (tel qu’il est exemplifié par l’Eucharistie) une « a-communauté » de l’abattoir où les animaux sont pendus à des crochets, isolés les uns des autres. En permettant au spectateur de faire l’expérience simultanée de ces contraires, Bacon nous propose un art que l’on peut qualifier de sacré. Le spectateur ne fait pas l’expérience du « tout autre » grâce aux institutions religieuses mais par le biais du sparagmos, du monde dionysien de l’ivresse, là où l’autre devient soi et où le soi devient autre.

Chez Bacon, le point de rencontre entre le divin et l’humain se situe dans « l’espace » de la « réelle présence ». L’expression « réelle présence » apparaît dans deux contextes distincts mais contigus. Ici, nous l’employons dans le sens qu’il prend dans l’Eucharistie, quand il exprime la rencontre du divin et de l’humain. On peut l’utiliser dans une deuxième acception, pour désigner la façon dont Bacon établit la « réalité ». C’est celle qu’utilise Michel Leiris lorsqu’il montre comment Bacon déplace un objet hors de son contexte pour le replacer dans un environnement non-familier et créer ainsi un sentiment d’étrangeté39. L’étrangeté caractérise justement le sacré dont la nature est de se trouver « à part »40. Cela confère au spectateur une sensation accrue de présence. Cette citation montre des similitudes avec l’aspiration de Bataille à tuer Dieu en tant que signe de l’homogénéité universelle et à retourner à la nature originaire et transgressive du sacré. Bacon fait subir un traitement identique au symbole de la Crucifixion. L’exemple de Trois études de personnages au pied d’une crucifixion montre comment Bacon régénère le cliché de la crucifixion en le détournant de son acception officielle. Sa peinture s’apparente à une décontextualisation qui remet le sujet abordé « à part ». Dans cette optique, la « réelle présence » devient une conjonction des contraires, une rencontre de l’interprétation rédemptrice de la Crucifixion avec l’interprétation de Bacon qui déconstruit le cliché.


Conclusion

Nous nous trouvons ici face à deux traditions, la tradition chrétienne avec la Crucifixion de Grünewald et la tradition a-théologique avec Bataille et Bacon. Dans la première, on insiste sur la résurrection de la chair, le corps est représenté comme un tout et rassemble en lui-même les attributs du sacré. Philip Shaw a parlé de « l’humilité » dont relève l’Incarnation qui contraste avec la nature divine du Christ. Le Christ se fait bas et sublime, humiles et sublimes41. L’humiliation de sa part terrestre sert à mettre en valeur la gloire et la magnificence de sa nature céleste. Shaw écrit : « malgré l’attention portée à la souffrance de la chair du Christ […] l’esthétique du sublime chrétien transcende ses origines charnelles »42. Elle y parvient en purgeant le sublime chrétien d’éros et en le transformant en agapè, c’est-à-dire en montrant l’abnégation de cet amour commandé par un pur effort de l’âme. Cette tradition situe le corps dans l’âme.

La tradition à laquelle appartiennent Bataille et Bacon fait conserver le sarx, la chair douloureuse du Christ. Les deux hommes reconnaissent le caractère sacré de la chair dans la mesure où elle est blessée, mise à mal, fragmentée. Ils inversent le message chrétien car au lieu de situer le corps dans l’âme, ils situent l’âme dans le corps. Ce moment d’animation demeure néanmoins profondément fidèle à l’esprit du christianisme en ce qu’il met en jeu une forme d’incarnation. Le sacré ressurgit d’une nouvelle manière : au lieu de s’exprimer à travers un corps unifié, il s’exprime dans la matérialité brute de ce corps. Paradoxalement, ils rejoignent l’intention première du christianisme en reprenant à leur compte la sémiotique du corps mise en œuvre par le mystère de l’Incarnation, de la Résurrection et de sa « réelle présence » lors de l’Eucharistie. Ce que nous avons décrit comme étant athéologique n’est donc pas une simple reprise des images chrétiennes, cela va beaucoup plus loin. Bataille et Bacon débordent le cadre strict de la doctrine du salut et nous ramènent à la nature concrète de la Passion du Christ, à sa « réelle présence ».

Traduit de l’anglais par Juliette Feyel.

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1 « the margin of differences between Hegel and Kierkegaard by rethinking the “death of God” as the impossibility instead of the realisation of the Parousia ». M. C. Taylor, About Religion, economies of faith in virtual culture, Chicago, University of Chicago Press, 1999, p. 39.
2 Il s’agit ici de celle du Sang et du Corps du Christ lors du sacrement d’Eucharistie, par opposition aux théologiens qui considéraient qu’ils n’étaient que symboliquement présents. The Concise Oxford Dictionary of the Christian Church, éd. E. A. Livingstone, New York, Oxford University Press, 2000, p. 483.
3 L. R. Rambo définit le rituel comme ce qui « sert de pont entre le profane et le sacré », A New Dictionary of Christian Theology, éd. A. Richardson, J. Bowden, Londres, SCM Press, 1983, p. 509.
4 Matthieu 27 : 46-47.
5 Girard explique comme la fragmentation résultant des rituels du sparagmos donne lieu à la restauration de l’unité et de l’ordre (au niveau cosmologique comme politique). La violence et le sacré, Paris, Bernard Grasset, 1972.
6 Mark C. Taylor observe que le terme religion lui-même est dérivé de la racine latine leig, qui veut dire « relier ». “Introduction” de M. C. Taylor, Critical Terms for Religious Studies, Chicago, University of Chicago Press, 1998, p. 8.
7 « religion therefore functions to heal the wounds, mend the tears, cover the faults, and close the fissures that rend self, society and world ». M.C. Taylor, Disfiguring. Art, Architecture, Religion, Chicago, University of Chicago Press, 1992, p. 46.
8« No other Crucified Christ in all Western art exceeds this one as an expression of the full ghastly horror of Christ’s terrible death ». P. Murray et L. Murray, Oxford Dictionary of Christian Art, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 239.
9 « Coincidentia oppositorum ». Il s’agit de l’un des principes de Nicolas de Cues dans De Docta Ignorantia: Docta ignorantia. Il désigne le stade le plus élevé de l’appréhension intellectuelle puisque la Vérité qui est une, absolue et infiniment simple est inconnaissable pour l’homme. La connaissance en revanche est relative, multiple, complexe et tout au plus approximative. La voie de la Vérité mène ainsi au-delà de la raison et du principe de non-contradiction ; c’est seulement par l’intuition que nous pouvons découvrir Dieu. La coincidentia oppositorum est ce point où toutes les contradictions se rencontrent et coexistent. Concise Oxford Dictionary of the Christian Church, éd. E. A. Livingstone, New York, Oxford University Press, 2000, p. 401.
10 Sur Nietzsche, OC VI, p. 42.
11 OC I, p. 559-563.
12 Ibid., p. 562.
13 Nietzsche l’a proclamée dans Le Gai Savoir (1882). C’est Léon Chestov qui a initié Bataille à la lecture de Nietzsche en 1923 et Richardson a étudié l’influence de cette médiation sur les œuvres de Bataille : « Following Nietzsche, the recovery of God could only be accomplished by first passing through his own nothingness. If one accepted that God did not exist, it became essential to take God’s place, to become God oneself, since one was faced with a nothingness in which all things needed to be created » [Si l’on suit ce que nous dit Nietzsche, on ne pourrait atteindre Dieu qu’en passant par son propre néant. Si l’on accepte que Dieu n’existe pas, il devient essentiel de prendre la place de Dieu, de devenir Dieu lui-même, puisqu’on se retrouve face à un néant dans lequel toute chose a besoin d’être créée]. M. Richardson, Georges Bataille, Londres, Routledge, 1994, p. 32.
14 Ibid., p. 563.
15 OC II, p. 61.
16 Ibid., p. 62.
17 Ibid., p. 61.
18« recognised Evil generically, in light of redemption, but refused to acknowledge its presence at the heart of religious experience ». Introduction de Sylvère Lotringer à G. Bataille, On Nietzsche, trad. B. Boone, Londres, Athlone Press, 2000, p. xii.
19« There is in Christianity a will NOT to be guilty, a will to locate the guilt outside of the Church, to find a transcendence to man in relation to guilt. This accounted for the church’s inability to deal with Evil, except as a threat coming from the outside. » Ibid.
20 « unable to give him a framework to come to terms with the intensity of his feelings. It was, in fact, not religious enough. » M. Richardson, Georges Bataille, Londres, Routledge, 1994, p. 115.
21 « It should not be a matter of turning ones back on Christianity, but rather of going beyond it, creating what he called a ‘hyper-Christianity » Ibid.
22 OC VI, p. 42.
23 F. Nietzsche, cité par Bataille, ibid.
24 Matthieu 27 : 46-47.
25 C’est une idée récurrente dans la mythologie classique, dans le mythe de Bacchus par exemple. Du point de vue de l’esthétique, cela se lie aussi au sublime qui ne peut être représenté en des termes positifs mais qui ne peut être désigné que par l’absence et la négation.
26 Philippiens 2 : 6-11, Esaïe 53 : 4-12 et Psaumes 22 : 19.
27 OC I, p. 61.
28 « had stated emphatically and on more that one occasion that nothing he did before 1944 is of any value whatsoever ». R. Alley et J. Rothstein, Francis Bacon, Londres, Trustees of the Tate Gallery, Thames & Hudson, 1964, p. 11.
29 J. Russell, Francis Bacon, Londres, Thames & Hudson, 1993, p. 11.
30 M. Peppiatt, Francis Bacon, Anatomy of an Enigma, Londres, Phoenix, 1997, p. 87.
31 « although brought to a state of completion and valid in their own right, are not to be regarded as definitive statements » R. Alley, J. Rothstein, Francis Bacon, Londres, Trustees of the Tate Gallery, Thames and Hudson, 1964, p. 34.
32 « the very fact that the central figure of Christ is raised into a very pronounced and isolated position » D. Sylvester, The Brutality of Fact, Interviews with Francis Bacon, Londres, Thames & Hudson, 1987, p. 46.
33 Ibid., p. 23.
34 « a magnificent armature on which you can hang all types of feeling and sensation » Ibid.
35 « found another subject so far that had been as helpful for covering certain areas of human feeling and behaviour » Entretiens avec le critique d’art D. Sylvester, The Brutality of Fact, Interviews with Francis Bacon, Londres, Thames & Hudson, 1987, p. 44.
36 « the ones who crucify or embody the emotions that feed the vengeance and cruelty of the act of crucifixion ». W. Yates, « The Real Presence of Evil: Francis Bacon’s Three Studies for Figures at the Base of a Crucifixion », Arts, n° 8, 1996, p. 24.
37 « These appalling dehumanized faces, which epitomize cruelty and mockery are those of the crucifiers rather than the crucified[…]. [These] figures are of those who participate in the crucifixion of humanity which also includes themselves. If they are not always the people who actually hammer in the nails, they are those among the crowd which shares in the guilt of cruelty to the qualities that are—or were—beneficently human, and which here seem to have banished forever. » Ibid.
38 « The motif of the crucifixion is not merely the token of bodily suffering and sacrifice. In the context of Bacon’s polemic with the Western tradition of iconic representation, it is the inevitable consequence of representation, the tearing apart of the body, the destructive effect of reproductive mimesis, which the crucifixion betokens. And this is even more obvious in those works where the crucifixion is not represented by the cross or by slaughter, but subtly and microscopically by nails. As indexes of the immense suffering and the total mortification of the body, the nails suggest that any attempt to represent iconically may be regarded literally as an attempt to nail the body down » E. Van Alphen, Francis Bacon and the Loss of Self, Londres, Reaktion Books, 1992, p. 93.
39 M. Leiris, Francis Bacon, Paris, Albin Michel, ASME standards 1987.
40 Voilà qui nous renvoie à l’étymologie du mot “sacré”. Dans les Formes élémentaires de la vie religieuse (1914), Durkheim explique que le sacré n’est pas une qualité inhérente à certains objets mais que c’est un statut qui leur est conféré par le fait de se trouver « à part » et d’être frappé d’interdit.
41 Shaw cite lui-même E. Auerbach, Literary Language and Its Public in Late Latin Antiquity and in the Middle Ages, trad. R. Manheim, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1965, p. 41 in P. Shaw, The Sublime, Abindgon, Routledge, 2006, p. 19-20.
42 « despite the focus on the suffering body of Christ […] the aesthetics of the Christian sublime seeks to overcome its origins in the flesh » P. Shaw, The Sublime, Abindgon, Routledge, 2006, p. 22.


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- Auteur : Rina Arya, Université de Glasgow
- Titre : L’athéologie et le retour du sacré chez Georges Bataille et Francis Bacon
- Date de publication : 03-12-2010
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=16
- ISSN 2105-2816