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COLLOQUES


Georges BATAILLE, DE L’HETEROGENE au SACRE
Georges BATAILLE, from « heterogeneity » to the sacred
Le cul de Simone : un exercice de la souveraineté

David Nowell Smith, Université de Cambridge


Cet article est une lecture d’Histoire de l’œil de Georges Bataille. Il s'agit de montrer en quoi le symbolisme qui gravite autour du cul de Simone requiert la construction d’une continuité des choses, ce qui anticipe sur les œuvres que Bataille écrira plus tard sur l’érotisme, sur la religion et « l’économie générale ». Ces trois aspects de la pensée de Bataille se retrouvent dans le sacré, le spectacle et le sacrifice, qu’il identifie à la conjonction érotique. Au cours du sacrifice, le sacrifié – qu'il soit humain ou animal – est un objet utile retiré de la circulation de l'échange, donc de l’utile. Grâce à cette négation du principe d’utilité et des structures épistémologiques et économiques qui la soutiennent, l’objet échappe au monde profane et accède à une relation d'immanence avec le sacré. Or, la fête sacrificielle est inévitablement transgressive : ce n’est qu’en transgressant le tabou que l’on peut déterminer quelles en sont les limites. Pour Bataille, sans tabou, il n’est pas d’érotisme. L’immanence du sacrifice se trouve donc nécessairement liée à sa transgression : le sacrifié fait non seulement signe vers la divinité, mais aussi vers la désobéissance à ses décrets. Notre argumentation consistera d'abord à montrer que le cul de Simone remplit le rôle de ce cercle sacrificiel.

Cependant, on verra bientôt que ce statut de cercle sacrificiel lui coûtera cher. Le symbolisme immanent qui s'attache au cul de Simone se trouve d'un côté piégé dans un réseau symbolique plus étendu, celui de l’infertilité et de l’impuissance ; de l’autre côté, il entre en conflit avec lui-même dans une série de crises épistémologiques et textuelles dues à l’intériorité de Simone comme personnage littéraire. Il nous semble que cette problématique découle d’un fait important et que l’on commente rarement, l’influence de la philosophie critique d’Emmanuel Kant sur la pensée de Bataille. Il est vraisemblable que ce dernier ait été imprégné de kantisme à travers la lecture de Sade. C’est sur cette prémisse que la première partie de cet article commencera. A notre connaissance, Adorno et Horkheimer ont été les premiers à remarquer les similitudes qu’il y avait entre l’impératif catégorique et l’impératif sadien1. Depuis, d’autres, dont Lacan est peut-être le plus connu, ont approfondi cette comparaison. Tous ces penseurs ont eu en commun le désir de mettre en valeur le sadisme sous-jacent de la pensée kantienne. Nous voudrions, quant à nous, montrer le kantisme de la pensée de Sade ou plutôt, pour être plus précis, nous voudrions faire remarquer une structure paradigmatique kantienne chez Sade, ce dont Bataille hérite en partie. Notre deuxième partie traitera plus précisément d’Histoire de l’œil, en particulier des opérations textuelles autour de ce point central qu'est le cul de Simone, c’est-à-dire que nous parlerons du symbolisme de l’infertilité et de l’immanence textuelle. Comme nous l'avons déjà dit, ce point central, de par son immanence, promet la résolution d’une série de problèmes épistémologiques posés par Simone au narrateur et au texte à un niveau plus général. Notre troisième partie examinera ces problèmes et comment ils exigent que le cul de Simone soit séparé de son corps.

Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs2, Kant explique que celui qui agit de manière bienveillante, en vue de faire le bien d'autrui, n’agit pas de manière morale. Le fond qui détermine ses actions, l'altruisme, est un état psychologique, donc empirique. Si un jour cet homme n’est pas d’humeur amicale, on ne pourra pas savoir s’il agira de manière bienveillante ou non ; mais si, en revanche, ses actions relèvent d'un sens du devoir, il agira moralement quelle que soit son humeur. Comme si souvent chez Kant, ce qui se trouve au fond de cette question est l’a priori synthétique. La maxime de l’action doit être telle qu’elle mène a priori à l’action, mais en même temps, l’action elle-même n’est pas entièrement « contenue » dans la maxime. La causalité fournit le principe synthétique a priori qui assure les lois empiriques de la nature, l’injonction morale au devoir assure les lois transcendantales de la liberté. Cette logique est identique à celle que l’on trouve dans l’injonction sadienne au crime, une logique bien décrite par Bataille quand il dit : « le crime de sang-froid est plus grand que le crime exécuté dans l’ardeur des sentiments »3. Les crimes commis dans l’apathie (sans qu'aucune forme de sentiment n'intervienne) ne reposent pas sur la contingence du sentiment mais sur le principe du crime lui-même. Ils font valoir le lien a priori entre le fond déterminatif de la maxime et de l’acte. C'est la raison pour laquelle le sexe chez Sade peut si facilement devenir rébarbatif et froid.

Or, Bataille n’est pas Sade. Ce que Sade a en vue, c’est le contrôle de soi ; Bataille, lui, recherche l’extase. Il insiste sur l’étymologie du mot extase, du grec ek-stasis « hors-de-soi ». Bataille peut être, de ce point de vue, défini comme un anti-Sade. En effet, Bataille s’occupe entièrement du « sentiment », du pathos que Kant et Sade cherchent absolument à écarter des mobiles de l’action au nom de l’a priori. L’objet de la quête bataillienne n’est autre que l’expérience intérieure. Ce paradoxe à la fois galvanise et sape la pensée bataillienne. Il le galvanise parce qu’il prépare le terrain pour une enquête sur la subjectivité pure, qui ouvre le champ en permettant à Bataille de thématiser l’excès. Par exemple, à propos des analyses de Marcel Mauss sur le sacrifice, Bataille commente : « ces explications rendent compte des effets du sacrifice : elles ne disent pas ce qui forçait les hommes à tuer religieusement leurs semblables »4. C’est pourquoi, pour découvrir quelle en est la cause, il faut analyser le sacrifice non comme structure, mais plutôt comme spectacle, ce spectacle étant considéré de manière empirique. Néanmoins, ce paradoxe sape aussi la pensée de Bataille en l’exposant aux problèmes du solipsisme philosophique développé par Descartes. Cela introduit la nécessité d’une résolution entre les exigences de l’hétérologie d’une part et d’une philosophie de l’immanence d’autre part. D’où la théorie de la communication conçue comme contagion ; d’où l’importance aussi de l’érotisme comme aporie de la dialectique.

Notons cependant que, aussi divergents qu’ils soient sur la question du caractère a priori synthétique du crime, Bataille et Sade s’accordent à propos de la transgression et c’est en cela que réside l'importance de Kant. Dans un des passages les plus comiques de Kant (et Dieu sait qu’il y en a peu), il écrit :

Supposez que quelqu’un allègue, à propos de son inclination à la luxure, qu’il lui est absolument impossible d’y résister quand l’objet aimé et l’occasion se présentent à lui : si, devant la maison où cette occasion lui est offerte, un gibet se trouvait dressé pour l’y pendre aussitôt qu’il aurait joui de son plaisir, ne maîtriserait-il pas alors son inclination ? Il ne nous faut pas beaucoup de temps pour deviner comment il répondrait.

Ici, Kant cherche à nous faire comprendre que l’homme applique une rationalité de type moyens-fins. D’un coté, le débauché, de l’autre, une corde autour du cou. « Mais, » continue-t-il :

demandez-lui si, dans le cas où son prince prétendrait le forcer, sous la menace de la même peine de mort immédiate, à porter un faux témoignage contre un homme intègre qu’il voudrait supprimer sous de fallacieux prétextes, il tiendrait alors pour possible, quelque grand soit son amour pour la vie, de le vaincre quand même. Qu’il le ferait ou non, il n’osera peut-être spécifier ; mais que cela lui soit possible, il lui faut le concéder sans hésitation.

Pour Kant, l’important est d’avoir le choix : que l’on choisisse de porter ou non un faux témoignage, le dilemme se pense en fonction d’une logique irréductible à celle des moyens et des fins. L’homme « juge donc qu’il peut quelque chose parce qu’il a pleinement conscience qu’il le doit, et il reconnaît en lui la liberté qui sinon, sans la loi morale, lui serait restée inconnue »5. C’est ici que nous pouvons reconnaître pour la première fois une nouvelle conception de la causalité, la causalité de la liberté. La loi morale n’est pas elle-même cette loi de la liberté, elle est plutôt la façon dans laquelle une telle liberté – la souveraineté – peut être entrevue. Autrement dit, le devoir moral serait le ratio cognoscendi de la liberté transcendantale.

Il apparaîtra certainement au lecteur qu’à la base de cet argument se trouve une présupposition que Bataille jugerait absurde. Pour Kant, tout désir est transitif, tout désir renvoie à un objet de désir. D’où Dès lors, toute satisfaction du désir requiert l’intervention de la pensée instrumentale. L’expérience intérieure de Bataille, en revanche, est telle que le désir en tant que subjectivité peut constituer son propre objet pour lui-même. Cette différence ne devrait toutefois pas nous cacher une similitude étonnante entre Bataille et Kant, au niveau de la structure épistémique des deux argumentations. Ils voient tous les deux la faculté de comprendre comme détachée de toute instrumentalité. « L’intelligence, la pensée discursive de l’homme s'est développée en fonction du travail servile », dit Bataille. La servilité dans laquelle le travail entraîne l’homme est non seulement physique, mais aussi intellectuelle. Il continue : « Seule la parole sacrée, poétique, limitée au plan de la beauté impuissante, [garde] le pouvoir de manifester la pleine souveraineté »6. Il faut souligner deux choses. Premièrement, c'est la langue poétique – parole sacrée – qui permet à l’homme d'être souverain. Pour Kant aussi la souveraineté est exprimée par une langue spécifique, celle de l’impératif catégorique. Deuxièmement, la souveraineté coïncide avec une forme d’impuissance, d’où une incompatibilité entre déterminisme et liberté. En fait, chez Bataille comme chez Kant, l’impuissance est la condition de la possibilité-même de liberté. L’homme libre, dans l’exemple de Kant, est incapable d’échapper à son destin (ou la corde, ou la trahison morale), mais c'est précisément grâce à cette incapacité qu’il peut vraiment, pour la première fois, être libre.

La souveraineté, chez Bataille comme chez Kant, entraîne le rejet de l’instrumentalisme, soit comme morale et politique utilitaristes, soit comme conception subsumable de la raison pure. Elle entraîne à la fois que l’on vive comme si l’on n’était pas sujet aux lois de la nature (l’impossible comme la condition transcendantale même de possibilité comme telle.) Mais cela ne permet pas un « tout fera l’affaire » nomologique : s’installe à sa place une nouvelle série de règles. Le narrateur d’Histoire de l’œil, qui dit : « je n’aimais que ce qui est classé "sale" », précise tout de suite qu'il ne s’agit pas de « débauche habituelle »7. Dans sa théorie de l’érotisme, Bataille explique comment le tabou est structuré par une série de transgressions, le tabou étant une légalité asymptotique aux lois de la nature. La transgression sexuelle et le devoir moral partagent la même fonction dans une même opposition, c’est-à-dire dans le conflit épistémologique qui oppose liberté et nature. Dans la mesure où l’homme fait lui-même partie de la nature, il est forcément gouverné par ses lois, à travers son corps.

Posons, pour finir, la question suivante : qu’est-ce qui arrive au corps ? Charles Péguy disait magnifiquement de Kant : « il a les mains pures, mais il n’a pas de mains ». Bataille et Kant partagent un embarras épistémologique et peut-être un dégoût commun vis-à-vis du corps en tant qu’être naturel. La réponse kantienne consiste à y voir le noumène, la réponse batailliennne à fétichiser l’abject ; au fond, le dégoût de l’un et l’embarras de l’autre reviennent au même8.

Nous avons affirmé en introduction que, dans Histoire de l’œil, le cul de Simone constituait le champ du cercle sacrificiel. Qu’est-ce qui nous permet d’avancer une telle idée ? En voyant l’œil énucléé de Don Aminado, le narrateur nous dit :

Il me semblait même que mes yeux me sortaient de la tête comme s’ils étaient érectiles à force d'horreur ; je vis exactement, dans le vagin de Simone, l’œil bleu pâle de Marcelle qui me regardait en pleurant des larmes d’urine.9

Ce moment fait écho à celui où Simone « pisse » sur les yeux du cadavre de Marcelle, qui refusent de se fermer. Dans le cercle sacrificiel, l’œil d’un jeune prêtre s’identifie à celui d’une jeune fille. Il ne s’agit pas là d’une association d’esprit mais bien d’une identification ; c'est bien l’œil de Marcelle que voit le narrateur. Les « larmes d’urine » achèvent l'identification de deux liquides, des pleurs et de l'urine.

Normalement, le mot « cul » renvoie au derrière10. Bataille en modifie le sens en écrivant à la première page : « ce nom [cul] que j’ai toujours employé avec Simone est de beaucoup pour moi le plus joli des noms du sexe »11. Or, dans le passage qui nous préoccupe, lorsque Simone est pénétrée par l’œil du prêtre et la verge du narrateur, Bataille dit que ce n’est que son « cul » qui est pénétré. Nous savons par ailleurs, grâce à une précision, que l’œil se trouve dans son vagin. Pour le traducteur anglais, deux possibilités se présentent :

1-L’œil est dans le vagin (cul) et la verge lui pénètre l’anus (cul).

2-L’œil et la verge lui pénètrent tous les deux le vagin (cul).

Dans sa traduction, J. Neugroschal a proposé une troisième possibilité : l’œil est inséré dans l’anus, probablement afin qu’il y ait de la place dans le vagin pour la verge du narrateur12. Etant donné que l’œil est vu dans le vagin quelques lignes plus tard, une telle logistique semble un peu trop compliquée. Il est bien possible que des problèmes tels que celui-ci n’aient pas vraiment inquiété Bataille. Bataille n’était pas gynécologue. Soulignons ici que l’indétermination et l’obstruction épistémique que présente cet extrait constituent deux aspects essentiels du sublime tel que Kant l’a conçu et que l’indétermination du sens et l’impossibilité d'imaginer l'acte sexuel facilitent le développement de la continuité des êtres qu’on trouvait déjà dans le symbolisme immanent du cul de Simone. Souvenons-nous que l’analytique du sublime en nature tient une place particulière dans l’œuvre de Kant en ce que, sur ce point, il tente une analyse spéculative, celle qui devrait être considérée comme une contradiction a priori des termes de l’architectonique. De plus, le moment spéculatif de l’argument devient possible grâce à l’impossibilité d'une cognition déterminée, impossibilité qui provient du refus épistémique de représenter le sublime. Dans la langue sacrée et poétique que parlent les personnages d’Histoire de l’œil, les choses perdent leurs contours, elles retournent à leur immanence perdue. Ce n’est ni le vagin ni le cul de Simone qui forment le cercle sacrificiel, mais le mot cul.

Il est important que l’immanence prenne le cul de Simone pour lieu de sa manifestation, mais il est tout aussi important que cette immanence se dévoile sous les yeux du narrateur (dont le regard relaie de multiples autres regards). Comme le fait remarquer Bataille, le sacrifice tire son pouvoir non seulement de son symbolisme, mais aussi de son caractère spectaculaire. Les spectateurs du sacrifice ne voient pas seulement l’animal se faire tuer, ils s’identifient à la victime sacrifiée et, de là, participent au sacré. La division de l’individu est ce qui définit la transgression. Quand les yeux du narrateur rencontrent ceux de Marcelle et de Don Aminado, ils deviennent « érectiles » (un adjectif que l'on associerait plutôt à d’autres organes), ce qui montre qu’en accédant à l’immanence, les yeux deviennent la condition-même d’une possibilité de l’immanence. Le spectacle est ici caractérisé comme ailleurs (à la mort de Granero, par exemple) par sa réversibilité13. C’est dans de telles scènes que Bataille espère résoudre (ou, mieux peut-être, dissoudre) les contradictions qui l’amèneront plus tard à sa conception de l’expérience intérieure.

Le sacrifice, par la mort de la victime sacrifiée, fait accéder à la continuité et nous ne pouvons ni ne devons oublier que l’œil placé dans le cul de Simone est un œil mort, que les larmes en jaillissent ou non. Que le sexe et la mort aillent ensemble n’est, bien entendu, pas surprenant. Au cours des rares pénétrations ayant lieux entre le narrateur et Simone, la mort est toujours présente, soit sous la forme d’un cadavre (Marcelle, Don Aminado, le taureau…) soit à travers un symbole de la mort. Cela dit, ce qui est vraiment remarquable, c’est qu’un symbolisme de l’infertilité accompagne les actes érotiques.

La reproduction, selon Bataille, fait de la mort une possibilité. Mais la souveraineté, c’est le refus des lois dictées par le principe de l’utile. Que l’érotisme souverain soit un érotisme infertile n’étonne donc pas du tout. De même que l’impuissance est condition de la souveraineté, l’infertilité en est le langage propre. Prenons en exemple la première rencontre érotique des jeunes amants. Debout l’un devant l’autre, dans une tension insupportable, ils ne pensent cependant pas à faire l’amour. Ils restent debout, nus, ils se regardent et se masturbent. Tout s’est passé « sans même [qu’ils se fussent] touchés l’un l’autre »14. De la même manière, le philosophe préfère la vie contemplative à l’action. Par la suite, au cours de leur deuxième rencontre, Simone monte sur son complice, non pas pour lui faire l’amour mais pour se masturber sur son ventre. Ce simulacre de rapport sexuel est développé plus loin quand le narrateur dit : « je lui enfonçais dans le cul un doigt que mon jeune foutre avait déjà rendu onctueux »15. Le doigt s’offre ici à double titre comme substitut de verge. Et plus tard, lorsqu’il essaie de « pisser dans son cul », il s’agit encore d’un simulacre de fertilisation. L’urine qui, comme on l’a déjà vu à propos des larmes de Marcelle, est un fluide corporel essentiel du vocabulaire symbolique du roman, se métamorphose en sperme, ce qui explique qu’il se substitue à tout processus de fertilisation. Il faut se rappeler que la première rencontre est provoquée par Simone quand elle s’assied dans l’assiette de lait du chat, première occurrence d’une série d’apparitions de produits laitiers dans le récit. Les produits laitiers, des produits liés à la fertilité, sont retirés de la circulation de l’utile et, de ce fait, ils font signe vers la souveraineté. Une fois de plus, l’important est de dé-fertiliser le fertile de telle sorte que, lorsque Simone casse les œufs crus avec son cul et laisse couler le jaune sur ses cuisses, le jaune de l’œuf se substitue à de possibles menstrues, on a donc affaire à une nouvelle manifestation du simulacre infertile de la fertilité.

Ce symbolisme de l’infertilité ne s’applique pas seulement au cul de Simone. Il se rapporte essentiellement au rapport entre le personnage de Simone et le texte d’Histoire de l’œil. Dans Théorie de la religion, Bataille affirme que « quand l’animal offert entre dans le cercle où le prêtre l’immolera, il passe du monde des choses […] au monde qui lui est immanent, intime, connu comme l’est la femme dans la consumation charnelle »16. Qu’est-ce que cette intimité ? Comment peut-on connaître l’intériorité de Simone dans et hors de la consumation charnelle ?

Rappelons-nous la scène où Simone va au confessionnel. Ici comme ailleurs, l’intériorité de Simone ne nous est dévoilée que de manière fragmentée, à travers les interprétations du narrateur. Or, nous nous apercevons bientôt de l’insuffisance structurelle de ces   interprétations. Ce mouvement épistémique débute lorsque, Simone étant prise d’un fou-rire incontrôlable, Sir Edmond s’écrie : « Bloody girl… ne pourrez-vous pas expliquer ? »17 Les deux hommes en sont alors réduits à supposer que l’objet de son amusement se trouve dans l’église :

nous fîmes irruption dans une grande salle où nous cherchâmes en vain, Sir Edmond et moi, le spectacle comique que la jeune fille n’avait pas pu nous expliquer.18

Le problème, c’est qu’aucun spectacle susceptible d’expliquer quoi que ce soit ne se présente. L’interprétation ne peut donc avoir lieu. La seule explication que donne Simone est un mystérieux « tu vas comprendre ». Elle refuse ainsi d’entrer dans un structure d’explication, ce qui supposerait que l’explication soit possible dans le langage du texte. Dans la scène où elle veut s’asseoir sur le testicule de taureau (encore un simulacre infertile), elle s’attend à ce qu’on la comprenne sans avoir à fournir des explications : « Idiot, répondit-elle, tu ne comprends pas que je voudrais m’asseoir dans l’assiette… ! »19 Quand le narrateur dit : « J’enlevai en même temps l’assiette et l’obligeai à s’asseoir tout en la dévisageant pour qu’elle vit que j’avais compris »20, il dit au lecteur qu’il l’a comprise, mais comme il n’explique rien au lecteur, on peut supposer qu’il n’a en réalité rien compris21. L’intériorité de Simone reste un problème pour le narrateur, son refus d’entrer dans le langage du texte constitue une pierre d’achoppement pour le récit. C’est d’ici que vient l’érotisme radical de Simone.

C’est un érotisme que le narrateur ne comprend pas. Après avoir entendu Simone dire « tu vas comprendre », le narrateur nous explique « c’est pourquoi j’attendais patiemment le mot de l’énigme »22. Le mot de l’énigme ? Ce sont justement les mots qui posent problème. L’usage de formules comme « vous pouvez bien imaginer », « évidemment » et « bien entendu » rendent la communication encore plus problématique car elles mettent le lecteur en demeure de comprendre le texte intuitivement. Quand le langage échoue, on invoque une relation épistémologique de type pré-linguistique entre les interlocuteurs. Peut-être est-il possible de soutenir une telle idée philosophiquement (ce que fait Bataille lorsqu’il définit la communication comme contagion), mais en littérature, il s’agit de mots et de langage. Contourner le langage dans la littérature, c’est s’admettre vaincu23.

Tandis qu’au début du récit, le narrateur pouvait deviner les intentions de Simone, celle-ci est devenue radicalement autre à la fin du récit. Elle ne s’adresse à ses compagnons qu’à l’impératif et ses affirmations bloquent toute possibilité de dialogue, comme dans l’exemple suivant :

─ Tu vois l’œil, demanda-t-elle.
─ Eh bien ?
─ C’est un œuf, conclut-elle en toute simplicité.
─ Mais enfin, insistai-je, extrêmement troublé, où veux-tu en venir ?
─ Je veux jouer avec cet œil.
─ Explique-toi.
─ Ecoutez, sir Edmond, finit-elle par sortir, il faut me donner l’œil tout de suite, arrachez-le, tout de suite, je veux !24

Elle « conclut » « tout simplement », mais il n’y a rien de simple ni de conclusif dans les propos de Simone ; aucun raisonnement ne semble soutenir cette « conclusion ». Le mot « conclusion » montre que le narrateur attribue à Simone un processus de pensée, mais une fois de plus, nous avons affaire à une structure d’interprétation du comportement de Simone dont la validité n’est pas garantie. Notons le désespoir du « explique-toi » du narrateur. Simone ignore totalement cette demande, on le voit, puisqu’elle se tourne vers Sir Edmond pour lui donner des ordres.

Ce passage peut en rappeler un autre, un passage dans lequel Simone explique qu’un œil est un œuf en jouant avec les mots : « casser un œil », « crever un œuf ». Le narrateur la décrit faisant « des raisonnements insoutenables »25. Ici comme ailleurs, une conception normative du raisonnable est implicite. Peut-être pourrait-on comparer cela à la transsubstantiation obscène qu’opère Sir Edmond entre l’urine et le vin de messe, ce que le narrateur commente ainsi : « la lucidité de cette démonstration était si convaincante que Simone et moi [étions] sans besoin de plus d’explication »26.

Erotisme et communication en tant que formes de contagion se déploient pour résoudre cette hétérologie (pour évoquer un autre terme bataillien). Mais l’érotisme dans ce roman est lui-même désigné comme insuffisant. Le narrateur, assis à côté de Simone, qui se trouve dans le confessionnal, attend une explication et note : « je dus me contenter de lui caresser le cou, la racine des cheveux ou les épaules avec ma verge »27. Ces caresses sont autant de tentatives pour faire disparaître le trou épistémique entre lui et Simone. « elle en fut bientôt énervée, si bien qu’elle me dit que si je ne rentrais pas immédiatement le membre, elle le branlerait jusqu’au foutre »28. Remarquons ici l’ambiguïté du mot « énervée », soit il signifie qu’elle est sexuellement excitée, soit qu’elle est irritée. A chaque fois que le narrateur essaie de deviner dans quelles dispositions psychologiques se trouve sa compagne, on tombe dans l’indétermination. Ce n’est pas pour rien que les derniers actes sexuels décrits sont des viols. Etrange paradoxe : plus il la prend, plus Simone reste insaisissable.

Simone représente donc un défi épistémologique à la fois pour le narrateur et pour le texte. Elle provoque une véritable crise dans la métaphysique bataillenne (n’oublions jamais que Bataille est métaphysicien ; c’est par la métaphysique qu’il déploie sa puissance), c’est-à-dire qu’elle ouvre une contradiction au sein d’une notion que Bataille formulera une dizaine d’années plus tard, la notion d’expérience intérieure. On a affaire, d’un coté, à un solipsisme total, de l’autre, à l’hétérologie. C’est-à-dire qu’Autrui demeure toujours radicalement autre de manière non-thématisée. On se trouve ici à l’opposé de ce que disait Levinas à propos de la raison dialectique, l’Autre du Même. La position de Bataille consiste à surmonter l’altérité radicale par la contagion, c’est de cela que l’érotisme tient sa force philosophique. Cependant, dans Histoire de l’œil, cette contagion ne donne pas lieu à une rencontre avec l’immanence ; elle donne plutôt lieu au surgissement d’un manque, d’un échec. Simone est démembrée, déchirée dans une série de scènes fragmentées à cause du kantisme clandestin de Bataille. L’immanence qu’elle semble offrir grâce à son cul n’est possible qu’à la condition que ce cul soit séparé de son corps. Le cul de Simone dessine un cercle sacrificiel pour autant que Simone soit elle-même sacrifiée.
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1 M. Horkheimer et T. W. Adorno, La Dialectique de la raison, trad. E. Kanfholz, Paris, Gallimard, 1974, notamment p. 92-127.
2 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 2e section « Passage de la philosophie morale populaire à la métaphysique des mœurs », trad. V. Delbos, Paris, Nathan, 1989.
3 G. Bataille, L’Erotisme, Œuvres Complètes X, Paris, Gallimard, 1979, p. 172.
4 G. Bataille, OC VII, p. 264.
5 E. Kant, Critique de la raison pratique, trad. J.-P. Fussier, Paris, Flammarion, 2003, p. 126 ; traduction modifiée par l’auteur.
6 « Hegel, la mort, et le sacrifice », OC XII, p. 342.
7 Histoire de l’œil, OC I, p. 45.

8 On peut remarquer, chez Bataille, quelque chose qui s’approche d’un humanisme et qui se fonderait sur le spectacle du sacrifice : « l’homme diffère de l’être naturel qu’il est aussi : le geste du sacrifice est ce qu’il est humainement », OC XII, p. 342. Bataille a beau prétendre qu’il inverse la hiérarchie entre humanité et animalité, que l’humanité doive être protégée de l’animal en nous par le recours à la souveraineté est ce qui motive sa conception de la liberté autant, sinon même plus, que chez Kant.
9 OC I, p. 69.
10 Cet article est la traduction française d’un exposé originalement fait en anglais et dont le texte suit cet article. Il faut reconnaître que l’indétermination du mot français « cul » n’est pas traduisible en anglais. Ce mot serait normalement traduit en anglais par « arse » mais, dans le contexte de ce récit, il faut utiliser le mot « cunt », qui désigne le vagin et pas autre chose.
11 OC I, p. 13.
12 Story of the Eye, trad. J. Neugroschal, Harmondsworth, Penguin, 1982, p. 67.
13 Il est intéressant de remarquer ici le paradoxe narratologique de cette réversibilité. Le narrateur de Bataille n’est pas vraiment protagoniste de l'Histoire : il observe passivement tout ce qui se passe. Mais lorsque l’observation agit sur l’observé, c'est une façon de lui redonner un statut d’agent.
14 OC I, p. 14.
15 OC I, p. 15.
16 Théorie de la religion, OC VII, p. 307.
17 OC 1, p. 59 (c’est nous qui soulignons).
18 Ibid.
19 Ibid., p. 55.
20 Ibid.
21 En fait, c’est ici qu’on trouve la première occurrence de l’idée de communication « par contagion » (ibid.). Ce n’est pourtant pas l’érotisme qui se communique de cette façon, mais son contraire, un sentiment de malaise.
22 OC I, p. 60.
23 Ce qui ne veut pas dire qu’Histoire de l’œil soit une mauvaise œuvre. En fait, c’est l’échec du roman face au langage qui est inhérent à son économie esthétique.
24 ASME standards OC I, p.67.
25 Ibid., p. 38.
26 Ibid., p. 63.
27 Ibid., p. 60.
28 Idem.


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- Auteur : David Nowell Smith, Université de Cambridge
- Titre : Le cul de Simone : un exercice de la souveraineté
- Date de publication : 03-12-2010
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=14
- ISSN 2105-2816